Caen après-guerre en version panoramique

En cette année de 80e anniversaire du débarquement allié en Normandie, le géographe-géomaticien Romain Stepkow présente à la mairie de Caen une immense photo panoramique en couleurs de la ville composée à partir de précieuses images d’archives. On y découvre l’ampleur des destructions provoquées par les bombardements en juin et juillet 1944, jusqu’à la veille de sa libération. Romain Stepkow revient pour nous sur la réalisation de cette image et l’histoire d'une ville meurtrie.

© Romain Stepkow - REFERENTIEL SPATIAL

Vous présentez à la mairie de Caen dans les murs de l'abbaye aux Hommes, du 15 juin au 3 novembre 2024, une immense photo de la ville ravagée par les bombardements alliés. D'où viennent les photos qui ont permis ce montage ?
À l’origine, ce sont des plaques de verre prises par Robert Delassalle, un photographe qui a beaucoup photographié Caen. En 1948, il est monté au sommet de l'église Saint-Jean pour immortaliser la ville d’où il a pris une douzaine de photos qui forment un panorama complet de 360°. Il était déjà monté au sommet de l’église en 1944 pour prendre quelques photos. À cette époque-là, le terrain n’était pas encore déblayé, les plaques de verre nous montrent donc le quartier Saint-Jean sous un tas de ruines. Sur les images de 1948 en revanche, on voit un immense terrain vague, vidé de ses ruines et une végétation qui regagne du terrain à vitesse grand V. On est alors à l'aube de la reconstruction.
 
Ce quartier Saint-Jean, autour de l’église, était un quartier historique je suppose ?
Oui, c'était un peu le « second » centre historique de la ville mais pas non plus le plus ancien. Il s’est développé à partir du XIVe ou du XVe siècle. C’était un quartier très bourgeois et la rue Saint-Jean, la rue la plus commerçante de Caen, le cœur économique de la ville en quelque sorte.

Pourquoi ce quartier a-t-il été particulièrement visé ?

Dans les plans initiaux, Caen devait être pris le 6 juin mais cela ne s’est pas déroulé comme prévu, pour plusieurs raisons. D’une part en raison de l'engorgement des plages et, sans doute, par un excès de prudence britannique dû à la présence de la 21e division de panzers qui se trouvait au nord de la ville. Les Britanniques n'ont pas osé envoyer une masse de soldats même s'il y a eu quelques incursions dans les faubourgs nord avant leur repli vers les lignes arrières. La ville n’ayant pas pu être prise, elle est passée dans une autre catégorie : celle des villes à bombarder. Un premier gros bombardement a eu lieu dans la nuit du 6 au 7 juin, puis un deuxième le 12 juin et enfin un troisième le 7 juillet durant lequel 450 avions ont déversé 2500 tonnes de bombes, deux jours avant la libération de la rive gauche de la ville. Les Allemands ont encore tenu la rive droite jusqu’au 19 juillet. Ce bombardement du 7 juillet a fait d’énormes dégâts en détruisant le nord de la ville, les contours du château et une partie du Caen médiéval.

Pour en revenir au photographe, qui était Robert Delassalle ?
C’était un photographe local, il était basé dans le centre-ville de Caen, rue Hamon. Des années 1920 jusqu’aux années 1950, il a pris des centaines et des centaines de clichés de la ville. J’ai pu avoir accès à des copies numériques de ses plaques de verre qui permettent de découvrir une grande partie de Caen avant les bombardements. On y voit plein de constructions extraordinaires, des hôtels particuliers, des tronçons de rues, tous passés sous les bombes.

Où est conservé ce fonds, est-il constitué uniquement de plaques de verre ?
La plus grosse partie se trouve aux archives municipales, les archives départementales en ont aussi quelques-unes. Il y a quelques négatifs mais ce sont essentiellement des plaques de verre. À ma connaissance, Robert Delassalle a surtout employé ce procédé.

Comment vous est venue l’idée d’assembler ces photos pour en faire une image unique ?
Alors, tout remonte à une dizaine d'années. En 2012, j'avais eu l'idée de créer une représentation 3D de la ville de Caen après les bombardements. J'avais vu un équivalent sur la ville de Varsovie. En 2013 l’association Cadomus s’est créée avec l'idée de recréer des images du Caen d'avant-guerre. Ils avaient besoin de documentation représentant la ville, photos, plaques de verre, plans de la reconstruction, plans des dommages de guerre et donc ils ont pu faire l’acquisition de milliers de photos qu’ils m’ont mises en partie à disposition. En 2016, j’ai travaillé sur une base de données SIG de photos aériennes en représentant, sur le cadastre d’avant-guerre, ce qui avait été détruit, endommagé ou non détruit. C’est à ce moment que j’ai découvert les photos de Robert Delassalle. Je me suis dit que ces images étaient extraordinaires et tout de suite je suis parti, bille en tête, avec l’idée de recréer ce panorama à 360°.

Pensez-vous qu’il avait eu l’idée d’assembler ses photos ?
Alors, il s’agit de clichés uniques mais je pense qu’il avait effectivement eu l'idée de le faire quand on voit l’agencement des plaques de verre entre elles qui sont juste un tout petit peu jointives. Il a dû calculer son coup et penser à faire des tirages papier pour les assembler. J'espère en tous cas avoir exaucé son vœu. Avec cette première série de photos, et avec l’aide de Patty Allison, une colorisatrice basée aux États-Unis, pendant tout le courant de l'année 2015/2016 j’ai réalisé une première version du panorama. Il a été présenté pour les 30 ans du Mémorial de Caen en 2018 en complément de mon étude et de ma base de données sur les bombardements.

© Romain Stepkow - REFERENTIEL SPATIAL

En 2023/2024, pourquoi avez-vous souhaité réaliser une nouvelle version de ce panorama et comment avez-vous procédé ?
Et bien, dans la première version, le panorama n’était pas complet. Il faisait environ 320° car il me manquait à l’époque une photo. Par ailleurs, les plaques de verre avaient été numérisées avec une résolution de 600 dpi. Pour la V2 du panorama, je souhaitais pousser la résolution à un niveau très supérieur afin de distinguer des bâtiments situés à plusieurs centaines de mètres de la prise de vue. Avec l’Ardi, une association caennaise, on a donc pu numériser les plaques à 2400 dpi, chaque image est donc passée de 8 à 140 mégapixels. C’était un gain colossal.
Ensuite, un prétraitement a été effectué par numerisations.com, une société d’Orléans, en supprimant tous les points noirs, en utilisant un réducteur de bruit et en effectuant une précolorisation avec le logiciel MyHeritage. L’idée était de rendre l'image plus contemporaine dans sa texture.
Une fois les images précolorisées, je les ai découpées de manière à ne conserver que les meilleurs éléments pour chacune d'entre elles. Et avec l’outil de déformation de Photoshop, j’ai pu superposer et recaler parfaitement chaque image. C’était la première phase de montage des photos de 1948. J’ai alors ajouté quelques éléments des photos de 1944 quand ils étaient intéressants.
Ensuite il y a eu un gros travail de création de textures par l'infographiste Éric Mallassinet afin de remplir des zones restées vides et retravailler la ligne d’horizon.
Enfin, la dernière étape a consisté à finaliser la colorisation. C’était un gros boulot, très chronophage car nous avons dû beaucoup zoomer afin de travailler très en détail.
La totalité de ces opérations représente environ 500 heures de travail.

Et vous avez pu retrouver l’image manquante ?
Par chance oui. J'étais vraiment très content parce que quand j'ai découvert que cette image-là existait en plaque de verre, je me suis dit que tout était fait pour que je réussisse !

Quel type de tirage avez-vous choisi ?
La photo a été découpée en 20 panneaux tirés sur des plaques de Forex de 2,5 m de haut sur 1,25 m de large par La Maison du Document. Il nous a fallu réaliser une mise en page extrêmement précise sur inDesign et placer judicieusement les zones de découpe. L’image mesure donc 25 mètres de long. Elle est présentée en deux parties de 12,5 m, pour des raisons de sécurité, dans la salle Joseph Poirier de l'abbaye aux Hommes, une pièce de forme ovale. 

Quels sont vos projets à présent ?
Maquette de la V3 du panorama © Romain Stepkow
En 2025, l'objectif pour moi sera de m'atteler à la continuité du projet sous la forme d’une trilogie. Il s’agira de proposer le panorama dans un rond parfait en 360°, dans une taille plus haute et plus longue que l’actuelle, avec au sol une photo aérienne colorisée de la ville centrée sur l'église Saint-Jean.
Les visiteurs, quand ils rentreront dans le rond, auront deux visions différentes de la ville de Caen mais qui représentent en fait le même paysage. C'est-à-dire qu’ils pourront marcher sur la photo et regarder au sol comme s’ils étaient dans un cockpit d'avion, et en regardant devant eux, ils verront l’image panoramique de la ville depuis le sommet de l'église.
Le dernier un élément de cette trilogie, sera une fresque chronologique d’environ 200 à 250 images colorisées présentant la ville depuis les années 1910 jusqu’aux années d’après-guerre, au dos du panorama, à l’extérieur du rond. Le point important, ce sera de choisir des photos suffisamment pertinentes et représentatives d'une rue, d’un monument, ou encore des sélections thématiques comme les cinémas, les garages automobiles… La dernière photo de la fresque, ce sera une photo de l'église Saint-Jean prise à une centaine de mètres au milieu d'un no man’s land. À ce moment, les visiteurs pourront entrer dans le rond comme s’ils montaient au sommet de l'église pour observer le paysage et marcher sur la photo aérienne.
L’idée, c’est de faire prendre conscience de la rupture entre l’avant et l’après-guerre et de porter à la connaissance du public l’ampleur du patrimoine architectural de cette ville avant qu’elle ne soit détruite. Il faut savoir qu’à la veille de la guerre, Caen était la cinquième ville en France avec le plus de monuments historiques.

Propos recueillis le 18 juillet 2024.

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