Interview du photographe Frédéric Scheiber

Frédéric Scheiber est photojournaliste, membre de l’agence Hans Lucas. Ses reportages l'ont conduit à couvrir de multiples sujets en France, en Afrique, en Palestine, avec une prédilection pour les sujets sociaux. Pendant près de 20 ans, il s’est intéressé aux conséquences de la catastrophe industrielle de l’usine AZF survenue le 21 septembre 2001 à Toulouse. Ses différents reportages sur l'après-AZF, déjà exposés, sont à présent réunis dans un très bel ouvrage récemment publié aux éditions Odyssée. Rencontre avec un photographe aux images engagées.
 
Une banderole de manifestation après la catastrophe de l'usine AZF.
© Frédéric Scheiber 

Petit rappel historique

Le 21 septembre 2001, 10 jours après les attentats des tours jumelles à New York, une énorme explosion survient dans l'usine d'engrais AZF située au sud de Toulouse. La catastrophe provoque la mort de 31 personnes et en blesse plus de 2500. Dans l'agglomération toulousaine, les dégâts, estimés à plusieurs milliards d'euros, sont considérables. Plusieurs procès ont lieu entre 2009 et 2017.

Fin 2021, vous avez publié un livre consacré à l’accident industriel d’AZF du 21 septembre 2001 à Toulouse et ses conséquences. Comment s’est construite cette série d’images durant cette longue période ?
Couverture du livre de Frédéric Scheiber AZF Après le 21 septembre 2001
AZF Après le 21 septembre 2001
© Frédéric Scheiber
Le livre est un condensé de 20 ans de reportages autour de l’histoire toulousaine d’AZF. J’ai commencé à travailler sur le sujet le 22 septembre 2001, dès le lendemain de l’explosion. À l’époque, je débutais la photo en tant que journaliste. Ce qui m’intéresse depuis longtemps, ce sont les mouvements sociaux, j’ai donc commencé à travailler sur les manifestations qui ont suivi l’accident. La première a eu lieu le 28 septembre 2001 et ensuite il y en a eu tous les 21 de chaque mois pendant plusieurs mois. Ce qui m’avait frappé, c’est que ces manifestations réunissaient tous les quartiers, toutes les CSP, quelque chose de très transversal mais avec un point commun : la peur d’avoir une usine chimique à côté de chez soi. Et puis, au fur et à mesure, quelques images le montrent bien, un fossé s’est creusé entre les sinistrés et les salariés d’AZF. Les uns défendant leurs quartiers et les autres leur outil de travail. Après les manifestations, je me suis intéressé aux sinistrés, aux quartiers touchés, aux procès… Le livre est composé de cinq chapitres : l’usine, les manifestations, les sinistrés, les procès et enfin les hommages et commémorations.
 
Comment réussit-on à clore un travail aussi long ?
En 2001 et 2002, j’ai fait beaucoup de photos qui correspondent aux trois premiers chapitres du livre. Ensuite, pendant l’enquête, je n’ai plus fait d’images. J’en ai refait au moment des procès puisque je les couvrais alors pour 20 Minutes. Pour les hommages, au fil des années, j’ai également pas mal photographié, ça me semblait important d’être présent à ces moments. C’est à l’approche des 20 ans de la catastrophe que je me suis décidé à mettre un terme à ce travail et à le finaliser sous forme de livre.
 
Le livre AZF Après le 21 septembre 2001 ouvert
© Frédéric Scheiber
 
Vous avez produit beaucoup d’images ?
Et bien pas tant que ça finalement car les premières années ainsi que quelques images de procès ont été produites en argentique, ça coûtait cher. Ensuite, je suis passé au numérique. Chaque scène correspond généralement à une photo, je ne mitraillais pas, surtout quand je travaillais en panoramique. Dans l’usine, j’ai dû faire 4 ou 5 films. J’ai peut-être réalisé un millier de photos sur la période et dans le livre il y en a 106. Le choix a été difficile parfois ! Actuellement sur un reportage, je peux faire 500 ou 1000 photos en une journée. L’argentique oblige à prendre son temps, c’est une très bonne école. 
 
Comment avez-vous conçu le livre ?
J’ai fait une maquette à la main en collant des images sur des feuilles A4 que j’ai ensuite fournie au graphiste. Ça l’a pas mal aidé ! J’ai équilibré les différentes parties en nombre de pages et de photos, les pages devaient se répondre. En fait, chaque chapitre a été imaginé un peu comme une exposition. Pour moi, c’est un ouvrage pour la mémoire et l’histoire. Je voulais qu’il soit sobre, bien fabriqué, avec une excellente qualité de papier, et que le livre tienne dans le temps pour les générations futures.
 
Comment s’est déroulé le travail avec les auteurs des textes qui ouvrent chaque chapitre ?
J’ai sollicité plusieurs auteurs qui ont tous vécu ces moments de l’intérieur : un salarié, représentant syndical de l’usine qui m’avait écrit un texte à l’occasion d’une exposition, un président d’association de victimes, un journaliste de La Dépêche qui a couvert les procès… La préface a été écrite par Pascal Dessaint, un auteur de roman noir dont j’aime beaucoup le style et l’épilogue par Philippe Douste-Blazy qui était maire de Toulouse au moment de la catastrophe.
 
Ces photos ont-elles été exposées ?
Oui, pour les 10 ans de l’accident, il y a eu une exposition acquise par la mairie de Toulouse. Durant l’été 2022, il y aura une expo aux Journées du photoreportage de Bourisp dans les Hautes-Pyrénées, avec de grands tirages d’un mètre trente de long qui appartiennent au département de la Haute-Garonne
 
Image panoramique decadres de fenêtres cassés et entassés après la carastrophe d'AZF.
© Frédéric Scheiber
 
Certaines images sont au format panoramique, comment les avez-vous réalisées ?
Je les ai faites avec un appareil russe qui mange un peu le film parfois, un Horizon 202. C’est un format 24x72. Au début, je n’avais pas de cellule, je travaillais au jugé ou avec un autre appareil avec cellule pour faire les réglages ! L’appareil était rudimentaire, trois vitesses, trois diaph, pas de mise au point, des images déformées… J’ai fait quelques séries avec cet appareil et puis je l’ai revendu car il n’était pas assez fiable. Je l’ai remplacé par un XPan que j’utilise dès que je peux, lorsque je peux prendre mon temps, en particulier en voyage.
 
Pourquoi ce choix de format d’images ?
Quand j’ai commencé la photo, j’écumais les magasins de photo à Toulouse, il y en avait beaucoup. L’un d’entre eux vendait toutes sortes d’appareils polonais, russes. J’essayais de me faire une culture en testant des appareils, des formats. J’ai fait beaucoup de 24x36, et je continue, mais j’avoue avoir un penchant pour le panoramique et le format carré, en particulier pour les portraits. Ce qui est intéressant avec le panoramique, c’est qu’il donne plein de choses à voir. Pour ça, je préfère le XPan car il ne déforme pas comme l’Horizon, on voit ce qu’on cadre et on peut vraiment construire l’image et avoir même plusieurs photos à l’intérieur d’une seule.
 
© Frédéric Scheiber
 
Vous avez mélangé les formats mais opté pour le noir et blanc, vous n’avez pas eu de difficultés à homogénéiser des images de natures si différentes ?
Non, ça été la prouesse technique d’Escourbiac, l’imprimeur, qui a consisté justement à uniformiser les différentes sources pour obtenir un rendu homogène entre des images numériques, parfois bruitées, et des images argentiques avec du grain. On a réussi à obtenir un ton un peu gris, assez doux, pas trop contrasté.
 
Quelques photographes qui vous inspirent ?
Les photojournalistes en règle générale et le travail de Salgado qui est, pour moi, une œuvre majeure. Disons que mon école photo au départ, c’est celle de Cartier-Bresson, de Capa, de Boubat, celle de l’instant décisif.
 
Quels sont vos projets ?
Lors des confinements, j’ai fait beaucoup d’images pour Médiacités sur les « première lignes », les pompiers, les soignants et puis j’ai une série au XPan en couleur sur Toulouse confinée, avec la rocade ou l’aéroport vides par exemple. J’ai commencé à réfléchir à un livre sur cette thématique, un peu sur le principe de celui sur AZF en mixant des portraits, du panoramique et en donnant la parole au gens.

Propos recueillis le 26 avril 2022.

Commentaires