Interview du photographe Lionel Roux

Attaché au monde du pastoralisme, le photographe Lionel Roux a suivi les pas des bergers et de leurs troupeaux dans de nombreuses régions du monde. Il a publié plusieurs ouvrages sur le sujet et expose deux séries aux Rencontres de la photographie d’Arles 2022. Interview d'un photographe patient et déterminé qui nous fait découvrir, en panoramique, la plaine de la Crau, une région méconnue toute proche de la Camargue où des milliers de mérinos paissent chaque hiver.

Photo panoramique d'un troupeau de brebis en Camargue
© Lionel Roux / Maison de la Transhumance

Dans le cadre des Rencontres de la photographie d’Arles 2022, durant tout l’été, vous exposez au musée de la Camargue des images issues de plusieurs séries consacrées au pastoralisme. Pouvez-vous nous en dire plus sur ces photos ?
Oui, je présente l'exposition Odyssée pastorale avec deux séries d’images : des photos en noir et blanc sur le monde pastoral en Europe et en Afrique sous forme de diaporama. Et puis des photos panoramiques en couleurs de la Camargue et de la Crau, rétrospective d’un long travail qui a duré une dizaine d’années. 

Couverture du livre Odyssée pastorale
Odyssée pastorale
Éditions Actes Sud
Couverture du livre Pasteurs, paysages
Pasteurs, paysages
Éditions Actes Sud

Qu'est-ce que la Crau ?
Le delta du Rhône est immense. La partie humide correspond à la Camargue, célèbre pour ses paysages, ses rizières, ses élevages taurins. La plaine de la Crau est beaucoup moins connue, c’est la petite sœur de la Camargue sur la rive gauche du Rhône. Elle s’étend dans un ancien lit de la Durance. Cette plaine asséchée est l’une des dernières steppes d’Europe occidentale. L’hiver, c’est une zone de pâturages de qualité avec des troupeaux de mérinos.

Pourquoi avez-vous souhaité documenté cette région ?
La Crau est un biotope très particulier avec des espèces endémiques, une réserve naturelle et un système pastoral en place depuis des millénaires. Certaines bergeries remontent à l’Antiquité. Depuis les années 1960, elle a été attaquée, par le port autonome de Marseille, l’armée, les industries pétrochimiques, les zones de stockage car il n’y avait que des bergers et des cailloux. L’idée pour moi était de faire des photos de ce qu’il en reste, pour montrer la beauté de ce paysage et alerter sur le fait qu’il faut le conserver. Les bergers et les troupeaux sont le fil conducteur de toutes ces images. Pour la Camargue, il est possible qu’avec le changement climatique et l’augmentation de la salinité, la région redevienne une zone d’élevage et de pâture extensive, ce qu’elle était encore jusqu’aux années 1960. En résumé, ces paysages vont muter, surtout en Camargue. 

Troupeau de brebis à Marseille devant le Mucem
© Lionel Roux / Maison de la Transhumance

Les images de transhumances que vous montrez tranchent avec celles que l’on voit habituellement, celles des troupeaux qui montent dans les estives à la belle saison.
En fait, maintenant les bêtes montent en camion. Les troupeaux de la Crau par exemple vont jusqu’en Savoie en une journée. Mon père, qui était berger, a fait une douzaine de transhumances à pied lorsqu’il était jeune. Il mettait alors 15 jours pour atteindre la montagne. Les bergers n’ont pas disparu, ils ont muté, ils se sont adaptés.

Pourquoi le choix du panoramique ?
Dans les années 2000, j’ai été l’assistant de Josef Koudelka que j’ai accompagné sur plusieurs missions en Camargue et en Allemagne pour Lime Stone. C’est de cette manière que j’ai appris le métier, en regardant d’autres photographes faire des images. Josef travaillait au panoramique et à la même époque, j’ai découvert Eugene Goldbeck qui réalisait dans les années 1930 de grands panoramiques depuis des plateformes. Et je me suis dit que pour photographier la Camargue, un paysage un peu ingrat quand même, la bonne formule consisterait à prendre de la hauteur, comme Goldbeck, pour révéler le paysage dans sa splendeur. Un peu comme les peintres classiques du XVIIe ou XVIIIe siècle qui peignaient depuis des promontoires ou s'imaginaient le paysage avec beaucoup plus de profondeur ou de hauteur. Un jour, avec un éleveur qui avait un élévateur, je suis allé au milieu de la Crau pour réaliser des photos panoramiques depuis sa nacelle. Tout de suite j’ai eu des résultats prometteurs avec des images très graphiques. J’ai donc commencé ce travail sur les paysages de la Crau et de la Camargue avec une association qui s’appelle la Maison de la transhumance.

Quel appareil avez-vous utilisé pour cette série ?
J’utilisais un 6x17 et un XPan Hasselblad, je partais avec mon camion et ma nacelle et c’était le bonheur ! Aujourd’hui, avec les drones, cette approche du paysage est devenue beaucoup plus commune. Je n’ai pas voulu continuer avec un drone car j’avais une certaine nostalgie de ces moments passés, de cette approche du travail. Cette lenteur qui me permettait d’installer le cadre avec l’horizon en ligne de mire, les entrées et les sorties de champs des troupeaux, une forme de poésie. Me retrouver avec un ordinateur au milieu d’un champ, ça ne me convenait pas…

Photo panoramique de la plaine de la Crau avec 2 camions transportant des brebis
© Lionel Roux / Maison de la Transhumance

Quelques photographes inspirants pour vous en dehors de Goldbeck et Koudelka ?
Je suis un inconditionnel de certains photographes de Magnum : Cartier-Bresson, Depardon, Salgado… Je suis entré chez Magnum par la porte des archives ce qui m’a permis d’observer le métier de photographe. En travaillant avec Koudelka, j’ai pu me rendre compte à quel point il se moquait de savoir où il allait dormir et qu’il n’avait qu’une seule obsession : la photographie. La lumière du matin, celle du soir. J’avais la patience de rester avec lui pendant des heures à attendre et à observer. C’est sans doute cet état d’esprit qui a fait que j’ai tenu sur la longueur, j’étais totalement dévoué à mes projets sans me poser la question du succès ou d’avoir une expo. Mais le jour où je suis allé chez Actes Sud avec mes photos, j’étais sûr que je serais édité parce que j’avais mis le temps, j’avais ce qu’il fallait pour que ce travail existe.

Quels sont vos projets ?
La série sur la Crau en principe est terminée mais il est possible que je la reprenne car il y a un projet de contournement autoroutier d’Arles. S’il voit le jour, il fera beaucoup de dégâts dans la partie de la Crau qui est irriguée. C’est un biotope encore différent qui serait menacé. Je vais donc sûrement repartir avec mon camion et ma nacelle !
Et puis j’ai réalisé un film, Les Bergers du futur, sur une école où des jeunes apprennent le métier de berger. Pour moi, ce documentaire devait mettre un point final à mon aventure pastorale. J’avais pris soin dans ce film d'éviter de parler du loup parce que lorsqu'on aborde le sujet tout le reste disparaît. Une des bergères que j’ai filmée m’a raconté que quelques jours après le tournage, le loup avait attaqué son troupeau. À la fin de son histoire, elle me dit qu’elle n’en pouvait plus du loup, qu’elle avait des envies de meurtres mais qu’au fond d’elle-même, elle avait envie qu’il revienne… Quand elle m’a dit ça, j’étais sidéré, je me suis dit, je ne peux pas laisser passer ça. Je suis donc reparti avec des bergers pour un film, en recueillant des témoignages d’hommes et de femmes qui se sont retrouvés physiquement nez à nez avec le loup, seuls, dans la nuit. Quelles sensations, quelles émotions éprouve-t-on, qu'est-ce-que ça fait de se retrouver face à face avec un animal sauvage ? Le film sera un docufiction à partir de ce matériel.

Propos recueillis le 10 juin 2022.

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