Interview de l'artiste Pascal Convert

11 mars 2001, les Bouddhas géants de Bâmiyân en Afghanistan sont irrémédiablement détruits par les talibans à coups d’explosifs. Ce saccage, début d’une série de destructions de vestiges antiques, symbolise bien cet iconoclasme d'un nouveau genre qui atteint son paroxysme et ne parvient à ses fins, la sidération du monde entier, que par la représentation de ses propres exactions.
Quinze ans après la disparition des Bouddhas, l’artiste Pascal Convert a organisé une mission à Bâmiyân avec deux idées en tête : effectuer d'abord un scan 3D de la falaise dont puisse bénéficier la communauté scientifique. Et puis, dans le cadre d’une démarche artistique, réaliser une immense photographie panoramique, comme une empreinte géante de la falaise meurtrie, un palimpseste minéral qui laisserait transparaître l’ombre des Bouddhas disparus.
Cette image, présentée sous forme de polyptyque, est exposée au Louvre-Lens dans la Galerie du temps jusqu'en juillet 2022. Rencontre avec un artiste qui construit depuis plus de trente ans une œuvre ambitieuse et multiforme dans laquelle se conjuguent histoire et mémoire.

Photographie de la falaise de Bâmiyân exposée au Louvre-Lens
Courtesy Pascal Convert, tirage Laurent Lafolie, Galerie Éric Dupont, Paris

Pouvez-vous nous rappeler ce qu’étaient les Bouddhas de Bâmiyân ?
Bâmiyân est un petit village afghan à quelques 200 km de Kaboul, la capitale. Sur ce site, se trouve une falaise, d’environ 1,5 km de long, percée de centaines de grottes. Entre le IIIe et le VIIe siècle, des moines bouddhistes sont venus s’installer dans ces grottes qu’ils ont aménagées pour en faire des sanctuaires, des habitations, des greniers à céréales. Et ils ont sculpté dans la falaise en grès deux immenses Bouddhas, l’un de 53 mètres de haut, l’autre de 38 mètres. Selon la légende, il s’agirait d’un homme et d’une femme. Ces statues ont été réalisées dans un style gréco-bouddhique, style qui se reconnaît par le plissé des tissus, identique à celui que l’on peut trouver dans la statuaire grecque. Bâmiyân, qui se trouvait sur la route de la soie reliant la Chine et l’Inde au monde occidental, était le lieu de nombreux échanges commerciaux et culturels : aux côtés des célèbres Bouddhas, on trouve la trace de rituels zoroastriens, un site pré-islamique, Shahr-e Gholghola… On sait aussi que Gengis Khan a conquis ce territoire en 1221. La population hazara qui vit dans cette région serait descendante des troupes mongoles restées sur place pour contrôler la région. Ce site, célèbre chez les archéologues, a malheureusement acquis une notoriété mondiale au moment où les Bouddhas ont été dynamités par les talibans le 11 mars 2001.

Vous présentez plusieurs œuvres au Louvre-Lens dont une immense image panoramique de la falaise. Pouvez-vous nous en dire plus ?
Préalablement, ce que je voudrais dire, c’est que je suis artiste et particulièrement sculpteur. J’utilise la photographie mais je ne suis pas photographe. Je n’en ai pas une pratique constante. La photographie, pour moi, est un outil lié à la reconstitution, elle intervient souvent quand je travaille sur des relevés de type archéologique.
Pour Bâmiyân, c’était un site que je connaissais depuis mars 2001, au moment du dynamitage des Bouddhas auquel j’avais été très sensible. Six mois plus tard, ce sentiment s’est renforcé lors de la destruction des Twin Towers. La gémellité des architectures, de leur dimension symbolique, deux Bouddhas géants, deux tours géantes, la mise en miroir des dates des événements, 11 mars, 11 septembre, des chiffres, le double 1, tous ces éléments étaient des signes. Il faut avoir conscience que les islamistes radicaux sont passés maîtres dans l’art de la propagande et utilisent les symboles de l’Occident. Ils sont en particulier très sensibles aux dates anniversaires. L’impératrice de Byzance Théodora a rétabli le culte des images le 11 mars 843 dans la basilique Sainte-Sophie, qui est d'ailleurs redevenue une mosquée en juillet 2020.
Dès 2003, j’ai écrit sur cette question et en 2016, j’ai été invité en Afghanistan par l’ambassade de France à l’occasion du 15e anniversaire de la destruction des Bouddhas. J’ai alors monté et financé une mission avec Yves Ubelmann, fondateur de la société Iconem spécialisée dans la numérisation 3D de sites archéologiques du patrimone mondial en péril. Iconem m’a accompagné pour réaliser deux projets distincts : d'abord un scan 3D de la totalité de la falaise afin de pouvoir observer et mesurer les modifications géologiques dûes au réchauffement climatique. Et un second projet, artistique celui-ci, qui consistait à faire une prise de vue panoramique de la falaise.
Avant même mon départ, ce qui m’a frappé, c’est la bidimensionnalité du site. C’est une coupe dans le temps, comme si on découpait un fossile dans lequel on pourrait lire l’évolution. Face à la falaise, on est devant une vague de temps géante. J’ai donc demandé à Iconem de réfléchir à la meilleure solution technique pour réaliser une image en deux dimensions qui soit réellement une empreinte de la falaise.

Pourquoi avoir choisi ce format panoramique ?
La question du panoramique, associée à la question de la perception du temps, préexiste dans mon travail. Je m'étais déjà intéressé à ce format il y a presque trente ans. J'avais fait une très grande fresque en verre gravé inspirée de la culture japonaise. La sources des images représentées étaient des images de végétation sur l’eau. Dans un panoramique, il est question du temps, dans l’horizontalité, mais aussi dans la profondeur. Le panoramique permet de raconter une histoire et de creuser une dimension symbolique. La falaise de Bâmiyân est un récit qui n’en finit pas de se soulever, au rythme des siècles. Le philosophe et historien d’art Georges Didi-Huberman a écrit à ce sujet un texte titré Antres-Temps, Ritournelle de Bâmiyân. Il se déplie sous la forme d’un leporello de 4 mètres de long au dos de l’image imprimée de la falaise.

Comment avez-vous procédé ?
Le scan 3D a été réalisé par des drones, il est à la disposition de la communauté scientifique pour un suivi de l’évolution géologique de la falaise.
Pour l’image panoramique, souhaitant réaliser une empreinte, soit une prise de vue la plus proche possible de l’échelle 1/1, je voulais visualiser le plus précisément possible la capacité de la falaise dans chacune de ses particules à résister à la destruction humaine. J’ai utilisé un appareil photo robotisé qui sert d’ordinaire pour détecter les microfissures dans les pales d’éoliennes. Nous nous sommes installés à différents postes, en face de la falaise, et l’appareil piloté par un ordinateur a réalisé un balayage. On s’est retrouvé avec des milliers d’images et la reconstitution de la falaise dans sa totalité s’est faite grâce à un tuilage des photos effectué par un algorithme. Pour l’image présentée au Louvre-Lens, elle est constituée d’environ 4000 images qui proviennent d’un ensemble de 12000. J’ai, durant cette mission, fait réaliser une prise de vue du petit Bouddha à l’échelle, ce qui signifie que l’on peut produire une image de 38 mètres de haut avec la précision que je souhaitais, une image qui permette de voir le moindre petit caillou. Je voulais que l’image de la falaise soit incarnée. Un objet de résistance.

Panorama Bâmiyân de Pascal Convert - Tirage palladium grand format

Vous avez utilisé une ancienne technique de tirage par contact, comment s’est déroulé le passage du numérique à l’analogique ?
Pour passer de l’image numérique à une image physique et garder cette grande précision, j’ai pris deux décisions : d’abord les images ont été transformées en noir et blanc. La couleur était pour moi un élément de distraction et je souhaitais que l'œil se focalise sur chaque détail tant en percevant la vitesse de l’air, de la lumière. Avec la couleur, la perception est globale, on s’éloigne de l’image, le noir et blanc incite à une vision macro, à des allers-retours. Ensuite, j’ai souhaité trouver une technique photographique qui, grâce à une très grande définition optique, témoigne de la structure de la falaise, de sa densité et de sa résistance face au monde et aux talibans. La technique utilisée est celle du contact platine/palladium, qui date de 1873, où l’image se tisse non pas sur mais dans le papier, dans sa structure même. L’image obtenue est proche d’une gravure.
J’ai travaillé pour cela avec Laurent Lafolie, un spécialiste du tirage platine/palladium. Le passage se fait en créant, à partir des fichiers numériques, des négatifs à l’échelle 1 du tirage. L’équipement a dû être créé sur mesure car on est sur du très grand tirage. Les quinze panneaux qui constituent l’image complète mesurent chacun 160 par 110 cm. La complexité étant d’harmoniser chacun des panneaux avec ses voisins et avec l’ensemble.

Sur le plan formel, l’empreinte, le bas-relief constituent des principes récurrents de nombre de vos œuvres mais sur le fond, c’est le travail sur l’histoire et la mémoire qui semble être le fil rouge de tout votre travail.
L’empreinte est à la base de mon travail sur la mémoire. En fait, je conjugue souvent la question de l'histoire, une temporalité exacte, une chronologie, et la question de la mémoire, une temporalité qui est le montage entre des événements parfois discontinus. Dès qu’on articule deux dates, par exemple le 11 mars et le 11 septembre, on est à la fois dans l’histoire, ce qui s’est passé à telle et telle date, mais on sent aussi qu’il y a une opération de remontage du temps : ces deux dates nous disent un autre temps que le seul temps chronologique.
J’utilise la photographie mais aussi beaucoup le verre dont la photographie a eu besoin pour naître, pour opérer un remontage des temps selon l’expression utilisée par Georges Didi-Huberman, pour comprendre le temps. Ce qui est intéressant dans le verre ce n’est pas tant ce qu’on peut voir au travers mais ce qui se réfléchit sur lui. Cette matérialité de la mémoire. Ce travail sur l’histoire et la mémoire s’oppose à la pensée postmoderne et à l’idée de fin de l’histoire. Il n’y a pas de fin de l'histoire. On peut casser un bout de verre, on ne détruira pas le reflet vivant sur un bout de cristal brisé, si petit soit-il.

Vous présentez également au Louvre-Lens une photo d’une grotte, elle aussi saccagée, et un film sur les enfants de Bâmiyân.
Cette grotte était un lieu de méditation dans laquelle se trouvent des niches qui accueillaient des sculptures disparues depuis bien longtemps. Il faut savoir qu’à Bâmiyân tout était polychrome, même les Bouddhas. À présent la voûte de la grotte est noire car les talibans ont utilisé une technique simple et rapide pour leur destruction : ils ont brûlé des pneus. La fumée qui s’en dégage est extrêmement adhésive, elle s’incruste dans la roche. Ensuite ils se sont déchaussés et on tapé avec leurs chaussures pour laisser les empreintes de leurs semelles sur les parois, ce qui, pour eux, est un signe d’infamie et d’indignité adressé aux images peintes. La grotte est constellée d’empreintes de chaussures. En disant cela, il faut avoir en tête que ces images nous sont destinées. L’Islam radical utilise les images et nous les renvoie de façon à créer chez nous une sidération et à provoquer de notre part une surréaction. Ils ont tout à fait conscience de la puissance de l’image. La puissance de l’image de la destruction des Twin Towers a certainement joué un rôle dans la décision quasi immédiate de Georges W. Bush d’attaquer l’Afghanistan. L’image de la grotte, tirée également au platine/palladium, a pour but de nous amener à réfléchir à notre réaction vis-à-vis de ces images, entre la fascination et l’horreur.
La dernière pièce présentée est un film de 20 min, Les enfants de Bâmiyân. Très souvent, quand je me rends sur un site, j’accompagne mon travail d’un document filmique sur les gens qui vivent sur place. À Bâmiyân, les enfants hazaras, de confession chiite, me suivaient, intrigués ; il se passait quelque chose qui les intéressait. La construction du film est très simple : c’est la durée d’un panoramique qui va d’un bout à l’autre de la falaise. Dans ce rouleau de temps s’insère la présence des enfants. On les voit vivre, jouer au foot ou à cache-cache. La situation sur place est particulièrement difficile car le réchauffement climatique entraîne une baisse des précipitations, il y a moins de neige l’hiver et donc moins d’eau, les céréales ne poussent plus. Parfois, désespérés, les habitants de la région partent à Kaboul où la situation est dramatique : les talibans y assassinent les femmes diplômées, interdisent l’accès aux écoles et aux universités aux jeunes femmes. Ils interdisent même aux filles de plus de 12 ans de chanter. Au même moment, les dernières troupes américaines quittent le sol afghan en confiant le destin de ce pays aux talibans. Le résultat de vingt ans d’occupation est tragique.

Quels sont vos projets ?
Je travaille pour une exposition au domaine de Chaumont sur des sculptures plus personnelles : je fais une chambre d’enfant entièrement en verre. Et puis dans le cadre du bicentenaire de la mort de Napoléon, on m’a confié le dôme des Invalides…

Propos recueillis le 18 mars 2021.

Les Enfants de Bâmiyân, Pascal Convert


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