Interview du photographe Jef Bonifacino

Le photographe Jef Bonifacino et l’auteure Aliona Gloukhova ont composé une exposition à quatre mains sur le thème de la perception de la nature par l’être humain. Associant des photographies et une fiction poétique, cette exposition est le fruit d’un travail de plusieurs mois aux côtés des équipes chargées de la surveillance et du suivi scientifique de la réserve naturelle du domaine d’Abbadia au Pays basque. Elle est présentée jusqu’au 16 juin 2023 à Hendaye. Rencontre avec le photographe.

Triptyque en couleur de l'exposition Proximité(s)
© Jef Bonifacino

Vous présentez à Asporotsttipi, la maison de la Corniche basque, jusqu’au 16 juin 2023, l’exposition Proximité(s) – Gertutasuna(k) avec l'auteure Aliona Gloukhova. Pouvez-vous nous en dire plus sur ce travail ?
Oui, avec Aliona, nous avons répondu à « Mondes nouveaux », un appel à projets à destination des artistes, lancé par le ministère de la Culture en 2022 après le COVID. Nous avons défini tous les deux ce sur quoi nous voulions travailler, à savoir comment nous percevons la nature en tant qu’humains, quelles sont nos limites, biologiques ou psychologiques, en explorant cette thématique, elle, par l’écrit, et moi par la photo.

Pourquoi avoir choisi la réserve du domaine d’Abbadia ?
La commande « Mondes nouveaux » nous imposait de travailler avec un lieu appartenant au Conservatoire du littoral ou un lieu du patrimoine historique. Avec Aliona, nous voulions un espace naturel, nous avons donc cherché, en fonction de nos contraintes géographiques, ce qui nous plaisait le plus, où il y avait le plus de diversité naturelle. Nous avions plusieurs hypothèses et notre choix s’est finalement porté sur le domaine d’Abbadia au Pays basque qui est à la jonction de la montagne et de l’océan, avec des forêts, de nombreuses espèces d’animaux ou de plantes…

Quelle est cette « proximité » qui donne son titre à l’exposition ?
Photo en noir et blanc de l'exposition Proximité(s)
© Jef Bonifacino
Au départ, je pensais partir vers un travail plus documentaire où j'aurais photographié les traces de présences humaines dans la nature mais le domaine d’Abbadia est situé dans une zone préservée et donc la question s’est déplacée. Il s’agissait d’interroger le regard que nous portons sur le paysage naturel et comment, psychologiquement, nous nous situons nous-mêmes dans cet ensemble. La proximité, c’est aussi celle des différentes espèces ou éléments naturels entre eux, que l’on ignore le plus souvent.

Comment avez-vous travaillé avec les équipes du parc ?
Il y a deux équipes sur place. Les gardes du Conservatoire du littoral qui sont tout le temps sur le terrain, pour la protection, le nettoyage et tout le travail scientifique de comptage et de suivi des animaux ou des plantes. Et puis une équipe en charge de l’accueil et de la médiation auprès du public. En arrivant, nous avons aussi découvert qu’il y avait une résidence d’artistes. Et même si nous ne faisions pas partie initialement de la programmation, nous avons pu en bénéficier afin de rester sur place par moments et suivre les gardes dans tous leurs travaux. Nous avons pu ainsi avoir accès à de nombreux lieux où nous ne serions pas aller seuls et à des expertises qui nous ont permis de mieux comprendre le fonctionnement de l’écosystème.

Votre approche est diverse puisque vous présentez à la fois des gros plans, un peu oniriques, en noir et blanc, mais aussi de grands triptyques ou quadriptyques de paysage en couleur. Comment vous est venue cette idée d’images panoramiques ?
Plastiquement, l’idée des panoramas ne vient pas de nulle part, j'avais commencé à l’utiliser sur une série précédente, Densité 0, un sujet plus documentaire consacré aux communes les moins densément peuplées de France, aux gens qui y habitent et qui y travaillent. C’était une idée plus simple que pour Proximité(s),  je voulais faire, à chaque fois, une image panoramique d'introduction en trois photos où on voyait la commune prise dans son environnement naturel. Je souhaitais donner autant d’importance au village photographié qu’aux éléments de paysage autour, la montagne à gauche ou le champ à droite.

Triptyque en couleur de l'exposition Proximité(s)
© Jef Bonifacino

En quoi le travail sur Proximité(s) a été différent de celui de Densité 0 ?
Pour Proximité(s), je me suis dit que j’étais plus libre d'essayer, j'avais le temps d'expérimenter. La vue est une reconstitution par le cerveau de plusieurs images et j’avais envie de me servir de ça, d'aller plus loin que pour Densité 0 où j’essayais de rester dans une approche documentaire en équilibrant les images entre elles. Pour Proximité(s), au contraire, j’ai voulu faire apparaître qu’il s’agit bien d’une reconstruction, qu’on remarque toutes ces différences d’une image à l’autre au sein d’un même panorama, les variations d’éclairage, de chaleur, de couleur, de flare, tout en percevant l’unité du lieu. J’étais très attentif aux limites des photos. À quel endroit cette image commence, où se termine-t-elle, que raconte-t-elle ? C'est la première fois que j'ai autant regardé les bords des images !

Dans l’exposition, les images des triptyques sont présentées de quelle manière ?
Cette question technique est passée par plusieurs étapes. Au tout début, j’ai essayé de réaliser des assemblages manuels, en superposant les images mais c’était trop complexe, pas adapté au lieu. J’ai aussi voulu faire apparaître les bords des négatifs, puisqu’il s’agit d’images argentiques prises à l’Hasselblad, mais ça ne marchait pas. La seule chose dont j’étais sûr, c’était que je voulais que ce soit grand afin qu'on puisse avoir une vue d'ensemble mais aussi voir des détails ou la jonction entre deux images. J’ai passé beaucoup de temps pour déterminer la taille de la marge blanche, à trouver le bon support et finalement ce n’est pas un montage physique, c'est un tirage contrecollé sur Forex, réalisé à partir d’un montage fait sur InDesign.

Comment s’est articulé votre travail avec celui de d’Aliona Gloukhova ?
Nous avons eu dix mois pour travailler ensemble ce qui nous a permis d’avoir du temps pour chercher chacun de notre côté et de disposer d’une grande liberté de création. Voilà, on se voyait environ une semaine tous les mois en résidence sur place ce qui nous permettait de tout se montrer au fur et à mesure et de voir si on était toujours sur la même longueur d'onde. Aliona me lisait ses textes ou me les envoyait, et de mon côté, quand j’avais un triptyque qui fonctionnait, je le lui montrais. L’idée n’était pas de faire coïncider les images avec le texte, ou d’illustrer l’un avec l’autre dans un cadre trop précis mais bien de s'enrichir mutuellement et de trouver petit à petit une manière assez organique de les faire fonctionner ensemble.

Triptyque en couleur de l'exposition Proximité(s)
© Jef Bonifacino

À partir de cette matière riche de textes et d’images imaginez-vous un livre ?
Alors oui, il y a cette exposition avec une grande affiche d'un texte qui est comme un manifeste mais là où on est très content, c'est qu'Aliona est arrivée à la rédaction de ce qui pourrait ressembler à un roman comme quand elle travaille toute seule. Dans l’exposition, on présente dans cinq vitrines une maquette éclatée, un début de livre donc, avec le texte, des images en négatif, des imprimés sur calque. Voilà, à présent l’objectif est de travailler sur ce livre à partir de toute cette matière accumulée.

Quelques photographes qui vous inspirent ?
Au niveau essai, mon livre favori, c’est Le Beau en photographie de Robert Adams, c'est celui que j'offre à mes amis photographes. Sinon, mon premier choc, c’était The Perfect Tomato, une image de Sally Mann. J’ai aussi beaucoup aimé Ravens de Masahisa Fukase, Artek de Claudine Doury, The Train de Paul Fusco ou encore White Sea Black Sea de Jens Olof Lasthein.

Quels sont vos projets ?
Il y aura une grande exposition collective prévue avec la BnF en 2024 qui concernera une partie de Densité 0 puisque ce projet s’inscrit dans le cadre de la commande « Radioscopie de la France ». Pour ce projet, j’ai aussi la matière pour un livre car en plus des photos, j’ai un journal de bord. Je vais donc travailler dans ce sens. Je voudrais également terminer mon projet Europe Orbi, l’Europe des extrêmes géographiques qui a déjà été exposé à l’IGN. À l’occasion de cette série, j’ai découvert Vorkuta en Russie à la limite orientale de l’Europe où j’aimerais aussi retourner pour travailler sur le réchauffement climatique et la fonte du permafrost. Là, on est déjà dans le monde d’après mais pour l’instant, du fait de la situation avec la Russie, c’est impossible. Sinon, on prépare une exposition collective avec ma coopérative de photographes INLAND pour la semaine d’ouverture du festival d'Arles. Enfin, pour Proximité(s), c’est le travail sur le livre et peut-être une autre exposition, cette fois-ci à base de dos bleus de chaque images collées ensemble afin de reconstituer les triptyques !

Propos recueillis le 28 avril 2023.

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