Interview du photographe Laurent Dequick

Pour le poète Robert Desnos, une fourmi de dix-huit mètres, ça n'existe pas. Un livre d'une telle longueur, en revanche, est une réalité. C'est ce que nous prouve le photographe Laurent Dequick en publiant aux éditions du Chêne un immense livre leporello, de dix-huit mètres, consacré aux deux rives du Grand Canal de Venise. Un livre. Deux images. Une étonnante manière de découvrir la Sérénissime. Rencontre avec le photographe.

Grand Canal (extrait), Ca' Flangini, San Geremia  © Laurent Dequick

Vous avez publié en 2019 Grand Canal, un livre leporello sur Venise. Pouvez-vous nous en dire plus sur la genèse de cet ouvrage ?
Grand Canal, 2019, Laurent Dequick
Éditions du Chêne
Il y a quelques années, j’avais un projet pour lequel je souhaitais refaire en photo des vues de Venise peintes par Canaletto au XVIIIe siècle. J’avais repéré une soixantaine de tableaux et je suis parti à Venise. La prise de vue a été un peu plus complexe que ce que j’avais imaginé et j’ai fait des photos qui ont donné naissance à la série « Sérénita Veneziana » pour laquelle j’ai obtenu un prix au concours PX3 dans la catégorie architecture. À la suite de ça, j’ai été contacté par les éditions du Chêne. Ils avaient vu la série et souhaitaient me rencontrer pour qu’on travaille ensemble. On a beaucoup parlé de Venise, des palais et, de fil en aiguille, est venue l’idée de traiter le Grand Canal en entier, sous la forme d’un livre leporello (livre accordéon). Le projet est donc né de ma rencontre avec l’éditeur lors de notre première réunion.

Comment avez-vous procédé ?
Je n’avais jamais fait de photos comme ça mais j’en imaginais bien la complexité. Je suis donc parti à Venise pour mettre au point une méthode de travail : j’ai loué un bateau avec un pilote et on a parcouru le Canal le matin entre 7 et 9 h, pour que le Soleil soit le plus bas possible, et avoir des lumières à la fois douces et homogènes. Au cours de 3 sessions de 2 heures, j’ai fait environ 4500 photos. J’ai un peu tâtonné au départ sur le choix d’objectif par exemple et la méthode s'est mise en place au fur et à mesure. L’idée c’était d’être le plus perpendiculaire possible à ce que je photographiais en évitant le grand angle pour ne pas avoir des fuyantes impossibles à raccorder.

Vous n’avez pas été trop gêné par les bateaux ?
Le matin il y en avait mais j’attendais qu’ils soient passés pour shooter. Au départ, je souhaitais avoir toute la vie du Grand Canal et puis en discutant avec l’éditeur, on a opté pour quelque chose de beaucoup plus calme.

Grand Canal (extrait), Ponte di Rialto  © Laurent Dequick

Et la postproduction ?
L’assemblage m’a pris 4 mois à temps plein. Le livre présente 2 images de 18 mètres chacune qui représentent environ 4 km de part et d’autre du Grand Canal. J’ai fait le montage dans InDesign et un graphiste a été missionné pour la mise en page des textes et les typos. J’ai eu un très gros travail sur les dégradés, les lissages de l’eau et du ciel car les photos ne correspondant pas aux pages imprimées, les raccords devaient être parfaits. Pour moi, ça a été vraiment une très belle expérience car c’était un travail collectif pour tout un tas d’aspects de la fabrication, le format, l’impression, le coffret… J’ai beaucoup appris du monde de l’édition que je ne connaissais pas. 

La lumière un peu laiteuse et les couleurs pastel sont d'une grande homogénéité. Ce n’est pas évident sur une telle longueur d’image.
Oui, j’ai beaucoup appris sur Photoshop, même si je l’utilise depuis longtemps, en particulier sur les raccords de lumières, les densités… Le papier utilisé renforce aussi cette impression car il est non couché. Le taux d’encrage est plus faible, les noirs ne sont pas très profonds, tout est donc très doux.

Le livre leporello  © Laurent Dequick

Le choix du leporello ?
Pour l’éditeur, c’était une nouveauté car il n’en avait jamais fait. C’était donc une aventure pour tout le monde. Le montage, avec les plis, les collages, n’était pas évident. On s’est posé des questions jusqu’à la dernière minute. De mon côté, j’avais préparé une maquette « à l'ancienne » en assemblant toutes les images que j’avais découpées et scotchées à la main afin de m'assurer que tout était bon.

Ce gros travail de postproduction, d'expérimentation graphique, on le retrouve également sur d’autres séries comme « Vibrations » ou « Sur les traces de Claude Monet », semble être un leitmotiv chez vous.
Oui, il faut savoir que je suis arrivé à la photo par le développement et pas du tout par la prise de vue comme c’est souvent le cas. Gamin, j’avais trouvé un agrandisseur dans le grenier de mes parents. J’ai commencé comme ça, en faisant des tirages avec l’envie de manipuler des images, fasciné par la magie du développement. Je ne suis venu à la photo réellement qu’un peu plus tard. Ensuite, pour replacer les choses, je suis architecte et pendant une quinzaine d’années, j’ai eu une société spécialisée dans l’imagerie de synthèse à destination des architectes, aménageurs, promoteurs… J’ai donc pris l’habitude de travailler de cette manière, en créant des images entièrement. Aujourd’hui, quand je prends une photo, si la réalité du fichier représente ce que j’ai en tête, c’est très bien mais sinon je n’ai aucun scrupule à emmener la photo là où je souhaite. Pour exprimer autre chose. Je suis presque frustré quand je n’ai rien à faire sur une photo. En fait, non, il y a toujours quelque chose à faire ! J’aime beaucoup ce travail graphique.

Grand Canal (extrait), Ca' Giustinian, Ca' Foscari, Palazzo Balbi  © Laurent Dequick

Des artistes qui vous inspirent ?
Pendant mes études, j’ai suivi beaucoup de cours d’histoire de l’art qui m’ont passionné, en particulier ceux consacrés à la peinture classique. Je préfère trouver l’inspiration chez les peintres plutôt que chez les photographes. J’adore Canaletto par exemple, c’est du paysage urbain auquel je suis très sensible. Dans un tout autre style, j’apprécie beaucoup William Turner et j’aimerais bien faire un travail inspiré de ses peintures.

Quels sont vos projets ?
Grand Canal a bien marché et donc je travaille sur un autre projet, sur le même principe de livre leporello, consacré à Manhattan. Un côté sera pris depuis l’East River et l’autre depuis l’Hudson. J’ai réalisé environ la moitié des images, il faut que je retourne à New York pour terminer les prises de vues. Je compte également reprendre mon projet Canaletto, car pour moi, Venise est un sujet inépuisable... L’idée, c’est d’appliquer aux photos un traitement graphique directement inspiré des tableaux de ce peintre, avec un gros travail sur le ciel, l’eau, les ombres… Je sortirai une série pour du tirage d’art et peut-être un livre. Voilà, et puis je vais également refaire de l’argentique, à la chambre 4 x 5”. Je testerais bien aussi le 6 x 17, pour rester dans le panoramique.

Propos recueillis le 19 mars 2020.

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