Interview du photographe Patrick Gilliéron Lopreno

Patrick Gilliéron Lopreno photographie son pays, la Suisse, loin des clichés qui y sont habituellement associés. Dans son dernier livre, Champs, il porte un regard sensible et bienveillant sur le monde paysan en mêlant approche documentaire et poésie. Ses images panoramiques racontent les paysages bien sûr mais aussi les femmes et les hommes qui les façonnent. Rencontre avec un photographe qui nous fait découvrir la Suisse sous un angle original.

Photo d'un vieux paysan suisse
© Patrick Gilliéron Lopreno

Vous venez de publier Champs aux éditions Olivier Morattel, un livre consacré aux paysans suisses. Comment s’est construit ce projet photographique ?
Couvertue du livre Champs du photographe Patrick Gilliéron Lopreno
Champs aux Éditions Olivier Morattel
Le milieu agricole m’a toujours intéressé mais l’idée de ce projet est venu au fil de mes déplacements en Suisse. C'est un pays où l’on passe très vite de la ville à la campagne en raison de la proximité des zones urbaines avec la nature et le monde paysan. Je me suis donc intéressé aux paysages et aux habitants de ces régions rurales et j’ai élaboré ce projet en définissant d’abord une aire géographique, entre Fribourg et la Gruyère. C’est une zone agricole un peu reculée avec une diversité de population, des jeunes qui reprennent des exploitations, des gens plus âgés, des fermes abandonnées. Ce n’est pas de la haute montagne, ce n’est pas non plus la ville, ce sont des zones périphériques comme on dit aujourd’hui.
J’ai donc commencé à rencontrer des paysans et à les photographier. Ce n’est pas un travail journalistique mais un point de vue subjectif par lequel j’ai voulu rendre hommage à ce monde agricole. Je voulais une photographie qui reste naturaliste mais qui tende aussi vers un certain lyrisme avec les images de neige ou de brume par exemple. Une sorte de poésie. Je devais donc maintenir cet équilibre entre quelque chose de très brut avec des gens photographiés chez eux, et des paysages avec de belles lumières où je pouvais être un peu plus « onirique ». Tout le travail s’est construit comme ça.

Votre rencontre avec ce monde paysan s’est-elle bien passée ?
Il y a une énorme méfiance de la part des paysans à l’égard des médias. J’ai donc d’abord dû leur dire que je ne travaillais pas pour un média, que j’étais un photographe indépendant. Je leur ai expliqué ce que je faisais, le projet. Et je pense que la façon dont je me suis présenté leur a plu. Ils ont apprécié cette franchise, ce qui fait que je n’ai jamais eu un seul refus. Pourtant j’ai rencontré des gens très divers, certains de tendance alternative, en agriculture bio, plutôt à gauche et d’autres, plus conservateurs mais toujours dans de petites ou moyennes fermes familiales. Finalement, on se rend compte qu’ils ont beaucoup de choses en commun. Les seules que je n’ai pas photographiées, ce sont les grosses exploitations industrielles.
 
Un champ labouré en Suisse
© Patrick Gilliéron Lopreno

Pourquoi avoir choisi le format panoramique ?
Pour moi, le format correspond au discours narratif, moral, éthique même, d’un projet. Au moment des repérages, j’ai travaillé avec un format 24x36 mais après quelques semaines, je me suis rendu compte, qu’il y avait un problème de « fusion » entre les gens et les paysages et que ce format était trop intime. Il cadrait trop près, les paysages étaient rognés, je n’étais pas satisfait. Un ami m’a alors prêté un Hasselblad XPan. Cet appareil m’a permis d’intégrer dans un même cadre aussi bien les portraits que les paysages, les animaux ou les machines. Le sujet s’y prêtait puisque je voulais montrer à la fois l’étendue des paysages et des portraits de personnages dans leur élément. Ce format m’a donné une ligne directrice et m’a permis d’unifier tous ces sujets dans un seul projet.
 
L’aviez-vous déjà pratiqué ?
Non, je ne l’avais jamais utilisé. Comme pour tout nouveau format, j’ai dû faire mes armes. Je n’avais qu’une seule optique, c’est du télémètre, ce n’est pas un appareil facile. Et puis j’ai utilisé des films peu sensibles, des Kodak Portra 160. Dans les endroits faiblement lumineux, c’était compliqué. Cela dit, je savais que je ne voulais pas faire de photo en intérieur, ce n’était pas un travail documentaire strict. L’extérieur me suffisait : les animaux, la nature, les bâtiments des fermes, les gens qui travaillent dehors. Je n’avais pas besoin d’entrer dans les cuisines ou les étables. Tout est donc photographié en lumière naturelle, sans artifice ni mise en scène. Sur le terrain, je laissais la place à la spontanéité en fonction des situations. En revanche, j’anticipais le type d’image que je souhaitais, de manière quasi cinématographique afin de pouvoir créer une narration. En partant, je savais que je voulais tel ou tel type de portraits, de machines, de paysages ou d'animaux...

Et le choix de la couleur ?

Pour de précédents projets comme Monastères ou Puzzle carcéral, j’avais choisi le noir et blanc qui me paraissait adapté. Pour le livre Éloge de l’invisible en revanche, la couleur s’était imposée car il était déjà question de saisons. Tout comme pour ce livre sur les paysans. Et puis j’ai découvert que le photo-litho avec qui j’ai travaillé pour préparer l’impression avait vécu des années dans les régions que j’ai photographiées. Il connaissait donc les couleurs et a su parfaitement retranscrire l’émotion et les ambiances de lumières.
 
Un cheval dans un pré en Suisse.
© Patrick Gilliéron Lopreno

Vous avez souhaité associer un auteur, Slobodan Despot, à ce travail photographique.
J’avais déjà travaillé avec Slobodan Despot sur le livre Éloge de l’invisible. J’adore son style et son écriture. Nous avons des thématiques communes sur l’écologie ou la critique du monde moderne par exemple. Je lui ai donc proposé le projet et c’est lui qui a eu l’idée de composer le livre en saisons. Ses textes ne sont pas des légendes des photos, même s’il y fait parfois référence, ils sont personnels, Slobodan y parle de son enfance, de la Serbie ou de la Sibérie. En définitive, images et textes sont accordés, comme une mélodie, chacun avec son instrument.

Vous êtes-vous mutuellement influencés ou chacun a travaillé de son côté ?
Nous avons travaillé indépendamment. Quand Slobodan avait terminé une saison, il m’envoyait son texte et me demandait mon avis. Je le découvrais au fur et à mesure. À chaque fois, j’étais touché par la beauté du texte qui accentue, je trouve, la dimension poétique des images.

Vous envisagiez un livre dès le début ?
Non, je ne pensais pas forcément à un livre au départ mais dès que j’ai contacté Slobodan, l’idée était bien de réaliser un livre. Nous nous sommes embarqués dans cette aventure sans éditeur ni budget. Comme tout projet, il faut se lancer. J’ai alors pris contact avec Olivier Morattel, à Dole, parce que je connaissais son travail d’éditeur indépendant qui a la réputation de s’investir pour ses auteurs. On s’est appelé, il connaissait mon travail, ainsi que celui de Slobodan, et tout de suite il a dit OK, c’est bon, on y va ! Et ce qui m’a vraiment touché, c’est qu’il m’a laissé toute liberté. Ça, c’est unique. Alors que c’était la première fois qu’il éditait un livre de photos. Parallèlement, il a fait un énorme travail de récolte de fonds auprès de fondations privées, d’institutions, pour financer le projet. Les réponses ont pris du retard en raison du Covid, les premières sont arrivées en septembre 2020 et le livre a été imprimé en décembre. Nous avons donc respecté le délai de sortie qui était fixé à mars 2021 au moment où les librairies ont rouvert en Suisse.

La mise en page est originale pour de l’image panoramique puisqu’il s’agit d’un format vertical, pourquoi ce choix ?
En fait, on a pas mal cherché. Au démarrage, nous étions partis sur un format horizontal, à l’italienne. Puis on s’est dit que ça faisait trop « photo de paysage », le texte était écrasé. Alors Chris Gautschi, le graphiste, a proposé de renverser la mise en page et de faire un livre en hauteur, en montant les images, en associant le texte et en laissant beaucoup de blanc. En fait, je voulais que ce soit à la fois un travail « terrien », on parle des paysans, mais également contemplatif avec une forme d’élévation, de légèreté. Il fallait obtenir la fusion des deux. Je suis vraiment très content de son travail. Ça donne quelque chose de très sobre, très épuré.

Pourquoi Champs ?
C’est Chris Gautschi, le graphiste, qui a trouvé ce titre, moi je ne suis pas bon pour ça ! Champs c’est à la fois le champ agricole, le champ/hors champ de la prise de vue directe, frontale, naturaliste. Et puis le chant du texte.

Cette sortie du livre s’accompagne également d’une exposition en ce moment.

Oui, les photos sont exposées à L’Atelierphoto à Nyon jusqu’au 23 mai 2021. L’exposition a été financée par Canson Infinity. C’est ce papier que nous avons utilisé pour les tirages.

Une cour de ferme en Suisse avec une fillette à vélo.
© Patrick Gilliéron Lopreno

Vos images, que ce soit celles des paysans, celles des monastères ou des prisons, sont éloignées des clichés habituellement associés à la Suisse.
D’abord, je n’arrive pas à travailler à l’étranger parce que j’ai besoin de retourner souvent sur un endroit pour refaire des photos. Et ça, je ne peux pas le faire si je me rends quelque part pendant 3 semaines. Après, les sujets en eux-mêmes sont universels. On ne voit pas que c’est la Suisse. Ce sont des sujets qui me parlent, l’enfermement pour les précédents projets. La solitude pour les paysans. Et même s’il ne s’agit pas d’un travail militant, il y a une dimension politique puisque je prends clairement leur défense face à un monde économique globalisé qui les tue. Ça je l’assume complètement.

Comment vos images ont-elles été perçues par les femmes et les hommes que vous avez photographiés ?
Quand le livre est sorti, j’ai pris ma voiture et mon stock et je suis allé leur donner un exemplaire à chacun. Ils ont été très émus car quelqu’un s’est intéressé à eux et les a mis en lumière. Ils ont beaucoup aimé l’objet livre.

Des photographes qui vous inspirent ?
Oh oui ! D’abord Jacques Henri Lartigue. C’est mon photographe préféré. Pour moi, il a tout inventé et sa photo est cohérente. C’est une photo de riche certes mais qui est belle, qui montre un milieu qui évolue. Koudelka évidemment. Et puis Klavdij Sluban aussi que je connais très bien, c’est par lui que je suis venu à la photo. Depardon également, il compte beaucoup pour moi. Tous ces photographes, je les ai en moi depuis des années, je continue à regarder leurs images sans m’en lasser. Ce sont des artistes qui sont au cœur de ma photographie et qui m’influencent beaucoup.

Propos recueillis le 7 avril 2021.

  • Retrouvez les images et l'actualité de Patrick Gilliéron Lopreno sur son site.
  • L'exposition jusqu'au 23 mai 2021 à L'Atelierphoto à Nyon.
  • Le site de l'éditeur Olivier Morattel.
  • Attention, le livre Champs n'est pour l'heure disponible qu'en Suisse. On le trouvera
    en France à partir de 2022.

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