Interview de la photographe Adeline Keil

Habituée des travaux documentaires au long cours, Adeline Keil a photographié de nombreux pays, ex-Yougoslavie, Islande, Guatemala, Ukraine, Mexique, pour n’en citer que quelques-uns. Sa méthode, radicale, consiste à partager le quotidien des habitants, à s’immerger avec eux pendant des mois voire des années, seul moyen pour elle de ramener des images qui racontent le monde. La photographe présente aux « Photographiques » du Mans une série d’images panoramiques dans lesquelles le temps et l'espace semblent avoir subi d'étranges altérations. Rencontre avec une artiste en quête perpétuelle.

Image panoramique de Madrid d'Adeline Keil
Madrid, série Petits Désordres du Monde  © Adeline Keil

Vous présentez aux « Photographiques » du Mans jusqu’au 10 avril 2022 votre série Petits Désordres du Monde. Comment avez-vous imaginé ces images perturbantes ?
Cette série est née de quelque chose que j’avais analysé et que je souhaitais retraduire. Je voyage beaucoup pour mes travaux documentaires et je me suis souvent posé la question suivante : comment notre cerveau peut-il restituer de longs trajets, qu'est-ce que nos mémoires vives conservent et traduisent de ces kilomètres parcourus ? Avec le médium  photographique, la tache est impossible puisqu’on est au 1/125e de seconde, le fameux instant décisif d'Henri Cartier-Bresson, on prélève un instant, une scène, et on n’a pas cette capacité à enregistrer un espace temps qui dure sauf si on est en vidéo. Je me suis donc demandé : quel serait l’outil adapté ? Ayant un téléphone portable dans la poche, je trouvais dommage de ne rien en faire. À l’occasion d’un trajet en train près de Madrid, j’ai commencé à bidouiller avec mon portable et je me suis rendu compte que la fonction panoramique permettait d’enregistrer un continuum, une durée et que les images fabriquées par le téléphone présentaient des anomalies. Ça été comme une révélation. C’est d’ailleurs un des aspects que j’aime dans la photographie : l’accident.

L’enregistrement d’un panoramique se fait plutôt dans la dimension spatiale que temporelle, pouvez-vous nous préciser votre pensée ?
Et oui, sauf si vous êtes vous-même en mouvement, comme un travelling. J’ai donc mis un protocole en place en analysant les différentes possibilités, à quel moment ça fonctionne ou pas. Et c’est beaucoup plus long à mettre en place que ce qu’on pourrait croire. Ce n’est pas juste une photo au portable. Il y a de longs repérages, l’attente de la bonne lumière… C’est un exercice qui demande également de la concentration car je le fais à main levée. La prise de vue peut durer jusqu’à 30 minutes.

Image panoramique de Mexico d'Adeline Keil
Mexico, série Petits Désordres du Monde  © Adeline Keil

Comment réalisez-vous ces images ?
Ce qui est génial c’est que le téléphone est censé produire une image très propre, très lisse et c’est justement cette durée de prise de vue qui génère des aberrations, des visions surréalistes comme cette échelle qui s’est retrouvée collée à la paroi sur une image prise à Mexico. Il y a parfois de petits miracles que je ne m’explique pas.
Quand j'ai démarré cette série en 2015, j’ai utilisé un iPhone 5 et puis il est tombé en panne, j’ai dû passer à une version plus récente. Et les nouveaux appareils ont malheureusement réglé ce genre de problèmes, ils ne génèrent plus d’anomalies ! Ils tiltent, comme un flipper. Hors c’est ça qui m’intéressait. La machine essaie à tout prix de mettre de l’exactitude, de la perfection là où il n’y en a pas. Elle s'efforce de recréer des environnements parfaits mais en réalité elle génère des petits désordres qui sont pour moi l'occasion parfaite de mettre en exergue la réalité de nos sociétés contemporaines où tout semble parfait mais où, dans le détail, on aperçoit quelques dysfonctionnements. Je suis donc contrainte de faire réparer mes vieux téléphones pour réaliser les images que je souhaite.
Ensuite, ce qu’il faut savoir, c’est qu’il n’y a pas de postprod, je ne retouche rien. Ça fonctionne… ou pas. Et je peux passer des heures à refaire un trajet pour recommencer si je considère qu’il y a quelque chose d’intéressant. Ça m’est arrivé de prendre 15 fois le même train ou le même métro. Je repère le point kilométrique, le bon horaire, pour retrouver le lieu qui me convient.

D’où faites-vous les prises de vue ?
Train, bus, voiture, vélo, j’ai tout essayé, même la planche de skate-board motorisée ! Le problème du train ou de la voiture c’est que je suis contrainte à certains espaces qui ne sont pas forcément ceux que je souhaite photographier. Après, c’est aussi la quête qui est intéressante.

Image panoramique de Cuba d'Adeline Keil
Cuba, série Petits Désordres du Monde  © Adeline Keil

La série n’est pas terminée.
Non et elle ne s'arrêtera pas. J’y consacre du temps, je reste aux aguets. Lorsque je suis sur un travail documentaire, elle m'occupe pendant les moments de creux ou pendant les déplacements. J’ai dû produire une quarantaine d’images en 7 ans.

Pour l’exposition au Mans, vous présentez différentes tailles de tirages.
J’ai choisi d’exposer en grand format pour garder le propos du sujet puisque, de loin, on à l’impression que tout va bien et c’est en s’approchant qu’on se rend compte qu’il y a un problème sur ces images avec des répétitions d’une même maison par exemple. Pour l’instant, j’en ai fait tirer 3 en très grand : 3 mètres. Les autres sont plus petits, ils font 1,10 mètre. C'est un format intermédiaire qui marche aussi. La difficulté, c’est de trouver des lieux d’exposition assez spacieux. Et pour la vente c’est pareil, les gens n’ont pas des intérieurs suffisamment grands pour s’offrir des panoramiques de cette taille-là.

Affiche de l'exposition Somos sobrevivientes - Nous sommes survivant·e·s d'Adeline Keil
Somos sobrevivientes
Nous sommes survivant·e·s
Quels sont vos autres projets en cours ?
J’expose en ce moment jusqu'au 1er juillet 2022 à la Comédie de Caen Somos sobrevivientes - Nous sommes survivant·e·s, un travail sur des communautés mayas guatémaltèques qui exercent des services sexuels, que j’ai réalisé entre 2007 et 2010. C’est la première fois que je le montre.
Pendant une trentaine d’années, le Guatemala a subi une guerre civile qui a provoqué 200 000 morts et 45 000 disparus, essentiellement parmi les populations autochtones. La situation des Mayas est encore très difficile aujourd’hui et de nombreuses femmes n’ont pas d’autres solutions de survie que le travail sexuel. Pendant 3 ans, je suis restée en immersion avec elles, j’ai vécu à leurs côtés, je les ai accompagnées et depuis je suis restée en contact avec elles. Ce qui se produit sur tous mes sujets. Là, on avait à peu près le même âge, il y a donc une proximité qui s’est installée et qui m'a surement plus touchée. Au début, j’ai dû mettre 3 ou 4 mois avant de prendre les premières photos, j’avais bien mon appareil mais j’aime bien attendre ce moment où les gens vont me demander de faire des images. Après tous ces jours d'attente, votre présence est acquise, elle permet de travailler, vous n'éveillez plus la curiosité, ce sont les personnes photographiées qui vous livrent la leur. L'immersion est au cœur de mon travail. J’ai mis longtemps à monter et à montrer cette série, j'y présente à la fois des images, des textes et du son.
J’ai aussi un travail en cours depuis 3 ans sur le catch au Mexique, la lucha libre. J’y retourne dans un mois, sans billet de retour mais je commence à avoir une matière intéressante, je touche au but… Et puis j’ai finalisé plusieurs séries ces dernières années, une sur les trains de nuit en Ukraine avec des textes, des sons et des vidéos, Tristesse d'un voyage inachevée, une autre dans les mines ukrainiennes et 1 minute à la Havane, un ensemble de 40 vidéos d’une minute réalisées à Cuba entre 2014 et 2017. Pour celle-ci, j’ai juste besoin de 40 écrans pour l’installation !

À part pour les Petits Désordres, vous travaillez généralement en argentique, qu’est-ce qui vous fait préférer ce support ?
J’ai été formée par des photographes « à l’ancienne » qui me disaient : « regarde dans ton viseur, regarde les 4 coins de ton image, construis ». Et donc j’ai toujours été à l’économie. Je ne vais pas produire d’images à profusion comme on peut le faire en numérique. C’est de patience et de lenteur dont j’ai besoin. Mon école c’est celle de Cartier-Bresson, celle de l’instant décisif, des documentaires de Raymond Depardon. J'aime aussi Eggleston et bien d'autres et j'adore le cinéma, la peinture... Après, je ne suis pas réfractaire aux nouvelles technologies, la preuve, j’aime bien bidouiller, trouver le bon medium. Mais en argentique, il y a ce truc incroyable, par exemple : on sait qu’on a la bonne image alors qu’on ne la voit pas. C’est inexplicable. Et ça me relance. Je peux faire 15 mauvaises images et au moment où j’en refais une bonne, ça me propulse et je suis repartie pour 6 mois de boulot. Je pense que c'est une drogue ! Souvent, je pose la question à mes étudiants de l'école des beaux-arts de Caen lorsque je les forme en argentique. Quand ils reviennent, je leur demande : « Est-ce que tu as senti que tu avais une bonne image ? » Et régulièrement ils me répondent : « Oui, je sais que j’en ai une, c'est celle-ci ! » Je me dis qu’il n’y a pas que moi qui ressent ça. Pour moi, c’est le moteur qui fait que j’y retourne.

Quel est le fil conducteur qui relie vos travaux, photos, panoramiques, installation vidéo, très différents formellement ?
Je pense qu’il y a une chose commune à tous mes travaux, qui est déterminante dans le choix de mes sujets, de mes pratiques : il faut que j’ai un « soulèvement », que ça me parle, que j’ai une interrogation et que je me sente obligée de raconter ce qui se passe. Finalement ce qui me passionne le plus, ce n’est pas tant la photographie que le bonheur de découvrir des cultures, de rencontrer des gens, d’aller dans des endroits auxquels je n’aurais normalement pas dû accéder. C’est pour ça que j’ai besoin du temps long, de cette immersion pour ressentir le non palpable. Avec le recul sur mes 20 années de pratique, il y a une continuité, un fil rouge dont je n'avais évidemment pas conscience au début. Cette cohérence s'est articulée autour d'une phrase : « L'humain et sa capacité à vivre et à survivre dans le monde qui l'entoure », que j'ai réussi à formuler en 2004 sur mon travail en ex-Yougoslavie. Elle m'a permis d'évoluer et d'avancer au plus juste de mes recherches et de mes envies.
Ma méthodologie est toujours à peu près la même, j’écris énormément, je consigne, je remplis des carnets. Mon travail d’écriture et de capture sonore se mêlent à mon travail photographique. Ces carnets me permettent aussi de mener des projets en parallèle avec des temporalités et des lieux différents. Enfin, j’aime bien trouver ou adapter l’outil qui me permettra de réaliser ce que j’ai en tête. Spécifiquement pour les Petits Désordres, la technique est vraiment au service de la pensée.

Propos recueillis le 24 mars 2022.

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