Un livre : Relever la montagne, Panoramas et cartes des Pyrénées (1850-1930)

L’exploration des Pyrénées au cours du XIXe siècle ne fut pas qu’une simple affaire d’exploits sportifs ou de découvertes des plus hautes cimes de la chaîne. Les pionniers qui gravissaient alors les sommets ont aussi beaucoup écrit, dessiné, cartographié, photographié… C’est la naissance du « pyrénéisme ». Panoramas, vues en projection, tableaux orographiques, tours d’horizon, cartes, tables d’orientation, les représentations de la montagne se multiplient à cette époque. De remarquables réalisations célèbrent la beauté des monts, pics et crêtes qui livrent peu à peu tous leurs secrets. Mais pour ces auteurs, amoureux des Pyrénées, le talent artistique, au même titre que la précision dans le calcul des angles et des altitudes, n'était qu'au service de la connaissance et de la vérité dans la restitution du relief. Relever la montagne, Panoramas et cartes des Pyrénées (1850-1930), un livre publié en 2021 aux éditions Cairn, nous fait découvrir cet aspect de l’exploration pyrénéenne où se mêlent art et science. Nous avons rencontré Bertrand Gibert, auteur avec Philippe Fermigier de ce livre passionnant.

Carte postale panoramique ancienne prise à Luchon Superbagnères
Luchon Superganères - Vue sur le Crabioules, carte postale panoramique.

Vous êtes l’auteur, avec Philippe Fermigier, d’un ouvrage consacré aux représentations des Pyrénées à la fin du XIXe et au début du XXe siècle. Quelle fut la genèse de ce livre ?
Couverture du livre Relever la montagne, Panoramas et cartes de Pyrénées (1850-1930)
Relever la montagne, Panoramas
et cartes des Pyrénées (1850-1930)
, éditions Cairn.
J’ai personnellement un certain attachement pour les Pyrénées par mes origines familiales. Mon arrière-arrière-grand-père, Émilien Frossard, pasteur à Bagnères-de-Bigorre, a fondé en 1864 la société Ramond [du nom de Louis Ramond de Carbonnières, précurseur du pyrénéisme au XVIIIe siècle], première société montagnarde française qu'il présida également durant de nombreuses années.
En ce qui concerne le livre, c'est au musée Jeanne-d’Albret d’Orthez, à l'occasion d'une exposition consacrée aux pyrénéistes protestants en 2013, que j’ai rencontré Philippe Fermigier, grand collectionneur d'iconographie pyrénéenne. Nous avons commencé à travailler ensemble en réalisant le catalogue de l’exposition puis en écrivant des articles pour la revue Pyrénées. De fil en aiguille, l’idée d’un livre a germé afin de faire partager toute cette iconographie. L’ouvrage s’est construit autour de deux thèmes : les panoramas et la cartographie. 

À la lecture de votre livre, on se rend compte effectivement que de nombreux pyrénéistes à l’époque étaient protestants. Comment l’expliquez-vous ?
Il y avait très certainement des liens coreligionnaires entre quelques-uns de ces pyrénéistes, notamment entre Frossard, Wallon, Schrader et Meillon. Et il faut dire aussi que la plupart d’entre eux cherchaient à partager leurs connaissances et faire de leur plaisir montagnard une œuvre utile. Cette disposition est peut-être à relier à l’éthique protestante. Ajoutons également qu’ils étaient de fervents républicains. 

Détail de la Vue des Hautes Pyrénées prise du sommet du Pic du Midi en Bigorre
Émilien Frossard, détail de la Vue des Hautes Pyrénées prise du sommet du Pic du Midi en Bigorre, lithographie, 1851.

D'où provient la très riche iconographie du livre ?
Une partie provient du fonds conservé par Philippe Fermigier. Nous avons également fait appel à d’autres collectionneurs ou aux descendants de ces pyrénéistes qui possèdent des documents dans leurs archives familiales. Parmi ces images, il y a quelques raretés. Une bonne partie n’avait jamais été publiée jusqu’à présent. 

Pour l’écriture, sur quelles sources vous êtes-vous appuyés ?
Évidemment sur la littérature existante concernant l’histoire du panorama et de la cartographie de montagne, mais aussi et surtout sur les témoignages d’époque, et les expériences personnelles des auteurs eux-mêmes relatées dans des textes publiés par l’Annuaire du Club Alpin Français ou le Bulletin pyrénéen. 

Cet engouement, cette frénésie d’écriture et de représentation des Pyrénées est-elle propre à ce massif ou rencontre-t-on un phénomène équivalent pour les Alpes par exemple ?
Ce qui est caractéristique, c’est que ceux qui s’intéressaient aux Pyrénées ont été des précurseurs. À la naissance de l’Annuaire du Club Alpin Français en 1874, la plupart des articles étaient écrits par des pyrénéistes. Au point que les alpinistes en ont pris ombrage : il a fallu que la direction du Club alpin fasse remarquer que les travaux des pyrénéistes étaient en avance, en particulier ceux de Franz Schrader avec sa carte du mont Perdu et son panorama du Piméné. D'ailleurs la première société française de montagne, la société Ramond en 1864, était pyrénéenne et avait sa propre publication : Explorations pyrénéennes. 

Panorama pris du sommet d'Entenac
Eugène Ciceri, Panorama pris du sommet d'Entenac, lithographie, 1858.

Y a-t-il une spécificité des panoramas pyrénéens ?
Cette abondance de production de panoramas revêt deux aspects. Au départ, ce qu’on pourrait appeler le panorama romantique, né d’une sensibilité nouvelle à la nature, s’attache au pittoresque, au grandiose, au sublime. Vers le milieu du XIXe siècle, le panorama « pyrénéiste » se détache de cette approche poétique pour s’orienter vers la connaissance scientifique. Si on s’en tient à une définition actuelle du mot panorama – « vaste paysage que l’on découvre d’une hauteur et que l’on peut contempler de tous les côtés » – les termes découvrir et contempler représentent bien les deux mouvements que l’on trouve dans l’attrait du panorama : « découvrir », relève de la révélation, de l'exploration, de la connaissance et « contempler », est plutôt de l'ordre de l'admiration, de la considération esthétique voire, parfois, mystique. Les pyrénéistes s’attachent avant tout à la découverte ; le panorama leur permet, aux deux sens du mot, de comprendre la montagne : d'en saisir l'ensemble et en même temps d’en avoir une idée claire.

On sent bien qu’il y a cette tension permanente entre le scientifique et l’artistique.
Exactement. Mais il faut reconnaître que les plus grands scientifiques comme Schrader sont aussi de grands artistes : dans leurs œuvres magistrales, la véracité prime sur le pittoresque, et l'esthétique se porte à la fois sur la forme de la montagne et sur la matière. Le panorama doit révéler la structure orographique mais aussi la diversité géologique, ce que le panorama romantique ignorait totalement. De plus le panorama, chez les pyrénéistes, est en partie lié à la cartographie. Il la précède, comme une première approche du terrain, un premier pas vers la topographie. Ramond de Carbonnières, lorsqu’il arrive en haut du pic du Midi de Bigorre, a cette phrase définitive : « Un regard suffisait ; le chaos était démêlé ». Le panorama doit permettre effectivement, par l’étagement des plans, l’échelonnement des altitudes, les agencements du relief, de démêler le chaos de la montagne.

Franz Schrader, Vue panoramique des Hautes Pyrénées, prise du Pic de Piméné, Annuaire du CAF, 1876.

Alors, ce qui est incroyable, c'est que tous ces pyrénéistes, cartographes, dessinateurs, photographes, étaient des amateurs autodidactes.
Oui, mais il faut rappeler quand même que le travail préalable à la cartographie, la géodésie – c’est-à-dire la détermination des points qui serviront à la triangulation et au canevas cartographique – a été effectué en grande partie par des militaires. Les premiers géodésiens, de jeunes officiers, polytechniciens, ont fait un travail héroïque dans les années 1820 pour relever des points. Leur passage au Balaïtous par exemple, qui est un sommet difficile, avait été complètement oublié. Et les premiers « ascensionnistes » qui sont revenus sur place, des années plus tard, ont eu la surprise de découvrir les traces de leur matériel. Plus tard, dans la deuxième moitié du XIXe siècle, les pyrénéistes autodidactes entretenaient quand même un lien avec l’armée en la personne du colonel Prudent, que tous respectaient, et qui, depuis Paris, supervisait les opérations. Ce qu’on appelait le Dépôt de la Guerre, devenu le Service géographique de l’armée, lui-même devenu l’actuel IGN était donc en relation avec eux.

Que faisaient-ils en dehors d’arpenter les Pyrénées ?
Ils avaient généralement une activité professionnelle toute autre et parcouraient la montagne en été. Certains avaient des fortunes personnelles comme Meillon – propriétaire de grands hôtels – ou Saint-Saud que ses amis appelaient le « comte courant » car une partie de ses revenus lui servait à courir les sierras espagnoles pour cartographier le versant sud. Schrader travaillait chez Hachette ; Frossard, le doyen, le père tutélaire de tous ces hommes était pasteur ; il n’a pas cartographié mais a réalisé un magnifique panorama du sommet du pic du Midi de Bigorre en 1851.
On peut ajouter qu'à de rares exceptions, la grande majorité n’était pas originaires des Pyrénées. Les pyrénéens voyaient plutôt la montagne comme une source de revenus ou de difficultés alors que les pyrénéistes en étaient tombés amoureux. Mais les seconds n’auraient rien pu faire sans les premiers, car les porteurs et les guides étaient originaires de ces régions : des bergers, des paysans, des chasseurs d’isards qui connaissaient parfaitement la montagne et la parcouraient en sabot, en sandales ou parfois pieds nus sur certains passages. Ce sont les grands oubliés de l’histoire. 

Comment procédaient-ils pour leurs relevés ?
Franz Schrader, Malibierne, relevé à l'orographe, 1878.
Alors, ils montaient l’été, prenaient des mesures, réalisaient des esquisses, ce devait être très long… Et puis Schrader a mis au point des instruments comme l’orographe au début des années 1870 pour ses tours d’horizons. L’arrivée de la photographie a pu leur faciliter la tâche mais les puristes du panorama ont eu du mal à l’accepter en raison des déformations entre les différents plans. Leur réticence était d’ordre technique pas idéologique ou artistique. Il faut dire aussi que le matériel photographique était extrêmement lourd et les plaques de verre très fragiles, alors que le matériel de dessin était plus facilement transportable. La photographie a fini quand même par s’imposer qu’il s’agisse de chambres avec un angle de prise de vue très large, d’appareils tournants ou encore de montages photographiques. C'était aussi un moyen de faciliter la diffusion de ces images par les moyens modernes de reproductibilité.

Votre ouvrage porte sur la période 1850 1930. 1850, c’est le début du pyrénéisme même si le terme n’existe pas encore à l’époque, qu’est-ce qui marque la fin de cette période ?
1930 marque la fin de l’époque héroïque de la cartographie à la main et sur le terrain. C’est à ce moment qu'interviennent les vues aériennes qui effectivement changent la pratique topographique. La carte du massif du Vignemale réalisée par Meillon au début des années 1930 est sans doute la dernière faite avec des appareils à dos d'homme. 
Carte du Vignemale de 1935
Alphonse Meillon, Massif du Vignemale, carte au 1/20 000, 1935.

Dans un tout autre registre, on apprend qu’il y avait à Lourdes un immense panorama peint, une attraction comme il en existait dans d’autres villes au XIXe siècle.
Effectivement à Lourdes deux panoramas, au sens premier du terme, avaient été installés chacun dans une rotonde. Le premier, long de 125 m et peint par Pierre Carrier-Belleuse, a été construit en 1883. Il s'agit du panorama qui, avant d'être dispersé, a subsisté le plus longtemps en France : son exploitation a perduré jusqu’en 1956. Émile Zola, qui a vu ce panorama à l’occasion de son voyage à Lourdes, n'a pas été emballé… Il dit quand même une chose intéressante et très juste, c’est que son principal intérêt, bien plus que dans la scène édifiante qui en est le sujet principal, réside dans le paysage qui la surplombe : le panorama de montagne.

Propos recueillis le 3 février 2022.

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