Interview d’Héloïse Conésa, commissaire de l’exposition « Josef Koudelka. Ruines »

La Bibliothèque nationale de France présente « Josef Koudelka. Ruines », une exposition majeure de cette rentrée 2020. Le photographe de Magnum, célèbre pour ses images iconiques de gitans ou de la répression du Printemps de Prague, s’est fait une spécialité de l’image panoramique depuis les années 1980 lors de sa participation à la Mission photographique de la DATAR. Depuis, des paysages industriels du nord de la France jusqu’au mur séparant Israël de la Palestine, en passant par Beyrouth ou l’Italie, Josef Koudelka a arpenté de nombreux territoires pour photographier inlassablement dans ce format. L’exposition présentée à la BnF est l’aboutissement d’un travail de 30 ans consacré aux ruines antiques de plus de 200 sites archéologiques répartis tout autour de la Méditerranée. Nous avons rencontré Héloïse Conésa, conservatrice au département des Estampes et de la photographie de la BnF, qui a assuré, avec Bernard Latarjet, le commissariat de cette superbe exposition.

Amman, Jordanie, 2012  © Josef Koudelka / Magnum Photos

L’exposition « Josef Koudelka. Ruines » se tient à la BnF du 15 septembre au 16 décembre 2020. Pouvez-vous nous en dire plus sur sa genèse ?
Catalogue de l'exposition « Josef Koudelka. Ruines »
Coédition Xavier Barral et BnF éditions
J’ai pu rencontrer Josef Koudelka à l’occasion de l’exposition « Paysages français » qui s’était tenue à la BnF en 2017. Nous étions alors également en contact avec Bernard Latarjet qui avait initié, dans les années 1980, la Mission photographique de la DATAR avec François Hers. Bernard Latarjet connait donc très bien Josef Koudelka, depuis longtemps, et il m’avait expliqué que sa grande série « Ruines » arrivait à son terme puisque le photographe estimait qu’il avait visité suffisamment de sites archéologiques et amassé assez d’images pour mettre un point final à ce travail de 30 ans. Il se trouve que nous conservons à la BnF des tirages panoramiques que Josef Koudelka avait faits pour la DATAR. Par ailleurs, son travail de paysagiste et celui de photographe panoramiste, qui sont indissociablement liés, sont très peu représentés dans les collections publiques françaises. De fil en aiguille, en discutant avec Bernard et Josef, l’idée d’une exposition a émergé. À cela s’est rajouté le fait que Josef Koudelka a fait don à la BnF d’un ensemble de 170 photographies panoramiques. Ce ne sont bien sûr pas les tirages grand format présentés dans l’exposition mais nous disposons ainsi de la totalité de la série telle que le photographe l’a construite. L’exposition est donc née de cette double volonté : d’une part, présenter le travail de Josef Koudelka panoramiste autour des ruines antiques, d’autre part, le fait que la BnF ait pu bénéficier de cette donation.

Ces images ont été peu montrées.
C’est vrai, il y a eu quelques ouvrages, une présentation à Marseille à la Vieille Charité, il y a quelques années et puis plus récemment à Jumièges avec peut-être une cinquantaine d’images, mais là, nous en présentons plus de 110. C’est un parcours qui a été imaginé afin de raconter l’histoire de ces 30 années de photographies.

Le titre « Ruines » évoque cette tradition littéraire ou picturale de la représentation des ruines depuis le XVIIe siècle jusqu’aux Romantiques. Josef Koudelka s’inscrit-il selon vous dans cette filiation ?
La ruine romantique porte toujours un regard sur le passé. Ce qui fait la différence avec sa représentation chez Koudelka, c’est que pour lui, la ruine, qui traverse son histoire de photographe paysagiste, est aussi un miroir tendu au monde contemporain. Ses photos de la DATAR montraient les vestiges de l’industrie avec cette idée de fin d’un monde, en Lorraine ou dans le nord de la France. Avec ses images de Beyrouth, on voyait les séquelles de la guerre civile et puis Chaos montrait plutôt les désordres du monde. Il y a donc cette idée de faire de la ruine un motif allégorique qui nous parle d’aujourd’hui. Ce que pointe Koudelka, et c’est d'ailleurs de cette manière qu’il explique son rapport à la ruine, ce n’est pas tant la question du passé que celle d’une forme d'intemporalité voire d’atemporalité. Il parle d’hier, d’aujourd’hui mais aussi du futur puisque les constructions humaines sont toutes appelées à devenir des ruines un jour. C’est l’histoire de l’humanité depuis ses débuts.

Timgad, Algérie, 2012  © Josef Koudelka / Magnum Photos

L’originalité de son regard sur les ruines, antiques ou industrielles, tient également dans son utilisation du format panoramique.
Il y a chez lui deux façons de jouer à contre-courant. D’abord, dans sa manière de percevoir le sujet de la ruine, qui n’est pas tout à fait celle des Romantiques, mais aussi évidemment, dans sa représentation de la ruine par l’usage du panoramique, un format qui s’impose à son sujet. Traditionnellement, le panoramique, c’est la vue englobante, générale, surplombante, c’est aussi l’idée d’être au centre, hors Josef Koudelka déjoue totalement cet usage habituel. Pour une grande partie, ses vues sont basculées, décentrées, il photographie à la verticale, le panoramique devient alors une meurtrière. Il provoque des mises en abyme, des successions de points de vue, des jeux de perspectives, des lignes de fuite qui ne sont pas celles qu’on attend du panoramique. Josef Koudelka compose comme un photographe certes, mais aussi comme un sculpteur ou un peintre. Henri Cartier-Bresson relevait d’ailleurs son « œil de peintre ».
L’objectif de cette exposition, c’est de porter un regard sur le monde contemporain à travers le prisme de la ruine antique mais avant tout de montrer le regard d’un photographe qui est unique dans sa façon d’aborder ce sujet.

Vous parlez de son œil de peintre, on prend bien conscience, avec ces images, de son goût pour les matières, les jeux de lumières ou les répétitions de motifs.
Oui, je me souviens par exemple de panoramiques de palissades de chantier ou d'escaliers dans Paris qu'il avait pris au moment de la DATAR et qui évoquent d'une certaine façon les cannelures des colonnes antiques ou les rainures de la roche dans Lime. Ces répétitions, tout comme son travail sur les ombres, les textures, les volumes, constituent la signature visuelle de ses photos. Si nous avions eu encore plus d'espace (!), on aurait pu mettre en perspective les tirages de « Ruines » avec d'autres séries antérieures de Koudelka afin de souligner à quel point ces accointances formelles surgissent de l'usage détourné qu'il fait du panoramique. Ces leitmotivs affirment son rapport très formel, très construit à l'image photographique et témoignent de la virtuosité de son regard.

La répétition est un motif récurrent sur nombre d’images de Josef Koudelka mais c’est aussi chez lui une méthode de travail. Il parle de son « maximum », qu’entend-il par là ?
Pour lui son maximum, c’est donner le meilleur de lui-même sur chaque image. Et ça, il ne l’obtient qu’en revenant sans cesse sur un site et en refaisant la même image avec de légères différences. Cette méthode de travail est effectivement constitutive de la démarche de Josef Koudelka. Nous présentons un extrait du film Koudelka. Crossing the same river du photographe et réalisateur turc Coşkun Aşar qui l’a accompagné sur plusieurs sites. On y découvre sa manière de travailler. Il arrive généralement très tôt, avant que les touristes n’affluent, et il attend, parfois longtemps, jusqu’à obtenir la bonne lumière.
Et puis il y a aussi l’expérience physique du paysage et pas seulement la contemplation passive, à l’inverse de la démarche naturaliste ou romantique. Ses images montrent bien cette dimension. Dans le film, on le voit se coucher, se contorsionner, pour choisir un point de vue original. Josef Koudelka est un photographe du labeur qui s’impose une forme d’exigence et dont les séries se construisent sur plusieurs années ou même plusieurs décennies comme c’est le cas de « Ruines ».

Quels sont les projets d’expositions de la BnF ?
L'automne 2020 et le printemps 2021 seront riches en expositions photo de la BnF ! En même temps que « Ruines », il y aura, au musée d’Orsay, l'exposition « Girault de Prangey photographe » dont la BnF est partenaire puisque nous possédons un certain nombre de daguerréotypes de ce photographe. C’est aussi pour cette raison que nous étions contents que ce travail de Josef Koudelka arrive dans nos collections car il constitue un écho à d’autres images de la Méditerranée que nous possédons, beaucoup plus anciennes. Et puis, nous présenterons au Grand Palais, du 8 novembre 2020 au 4 janvier 2021, une exposition sur l’esthétique du noir et blanc à partir des collections de la BnF concernant plus de 300 photographes. Enfin, au printemps 2021, la BnF accueillera une exposition sur Henri Cartier-Bresson, actuellement présentée au Palazzo Grassi à Venise.

Propos recueillis le 3 juillet 2020.

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