Interview du photographe Larry Niehues

Larry Niehues est un photographe français installé aux États-Unis depuis une quinzaine d'années. Parallèlement à ses travaux de commandes, en particulier pour le groupe de rock The Black Keys dont il est le photographe attitré, il réalise des projets personnels qui témoignent de sa fascination et de son amour pour l'Amérique. Alors que pour son premier livre il avait parcouru le pays de long en large pendant plusieurs années, dans son deuxième ouvrage, édité chez Lannoo, Larry Niehues s'est concentré sur l'État du Mississippi. Découverte avec lui, en panoramique noir et blanc, du pays des bluesmen, des juke-joints et des champs de coton. Au son d'une guitare, sur une grille de douze mesures évidemment. 

Un juke joint dans le Mississippi avec des musiciens.
© Larry Niehues

Vous êtes français, photographe, vivant aux États-Unis, quelles sont vos activités là-bas ?
Oui, je suis originaire d'Avignon et en 2010 je suis parti m'installer à Los Angeles où j'ai débuté ma carrière de photographe. C’est là que j'ai commencé à vivre de cette activité en réalisant de la photo commerciale. À présent, je suis basé à Nashville dans le Tennessee. Depuis 2022, je travaille beaucoup avec The Black Keys, un groupe de rock qui a pas mal de succès. Ils viennent d’Akron dans l’Ohio mais eux aussi sont installés à Nashville, la ville de la musique ! Ils m’embauchent pour les suivre sur la route, photographier les concerts. Actuellement, nous préparons la tournée mondiale qui aura lieu au printemps et à l’été 2023, avec, pour la France, deux dates au Zénith de Paris et une aux arènes de Nîmes.   

Vous menez également des travaux personnels avec un premier livre sorti en 2019.
À partir de 2012, j'ai commencé à travailler sur un projet personnel en voyageant dans tout le pays. Pendant six ans, je me suis rendu dans les cinquante États américains où j’ai photographié essentiellement en 35 mm, en noir et blanc ou en couleurs, selon les lieux. Un livre, Nothing Has Changed, a été publié par l'éditeur belge Lannoo en 2019. Dan Auerbach, le chanteur des Black Keys, en a écrit l'introduction.

Couverture du livre Nothing Has Changed
Nothing Has Changed
Éditions Lannoo
Couverture du livre Mississippi Dream
Mississippi Dream
Éditions Lannoo

Vous venez à présent de publier Mississippi Dream, un livre également édité chez Lannoo, pouvez-vous nous en dire plus ?
La première fois que je suis allé dans le Mississippi, j'ai été extrêmement impressionné. Je me suis dit que j’aimerais y retourner et y consacrer un long projet. Pendant deux ans, j'ai donc fait des allers-retours pour me rendre au plus profond du sud du Mississippi. Je me suis passionné pour cet État qui a été peu documenté dans le passé. J'ai voulu photographier le style de vie des personnes qui vivent là-bas, l'everyday life of americans dans l'État le plus pauvre d'Amérique, un État marqué par la ségrégation. On a un peu l’impression qu'il est resté comme dans les années 1950-60, avec des bâtiments abandonnés, des champs de coton... C’est aussi un État très religieux avec de vieilles coutumes. J'ai pu photographier un baptême en rivière d'une communauté afro-américaine, c'est une tradition qui remonte à plus de 150 ans et c'est incroyable de voir qu'elle existe toujours. J'ai eu la chance aussi de faire ce projet avec Brooks Gallo un de mes meilleurs amis. Brooks m’a accompagné dans tous mes voyages, il a recueilli des conversations avec des habitants, des pasteurs, des musiciens de blues, c'est lui qui a écrit le texte. Voilà, j’ai vraiment essayé de faire un portrait pur du Mississippi, de manière artistique. 

Un baptême en rivière dans l'État du Mississippi.
© Larry Niehues

Ce lourd héritage de la ségrégation, vous l'avez ressenti ?
Il est toujours présent. Pour vous donner un exemple, je voulais aller photographier la tombe de R. L. Burnside, un célèbre bluesman décédé en 2005. J’avais l’adresse du cimetière qui n’est pas très grand mais je ne trouvais pas la tombe. Et puis, on est tombé sur quelqu’un qui nous a dit qu’il était enterré au cimetière des Noirs. Dans le Sud, beaucoup de choses sont encore séparées même si aujourd'hui ça va quand même un peu mieux. Il y a toujours des restaurants uniquement fréquentés par la communauté afro-américaine par exemple. 

Le Mississippi, c'est aussi la terre du blues.
Oui, bien-sûr. Quand j’ai travaillé sur ce projet, j'habitais toujours à Los Angeles, à chaque fois que j'allais dans le Mississippi, je prenais un avion pour Memphis dans le Tennessee, de là, je louais une voiture et je prenais la highway 61, la route du blues. C’est une route perdue, il n'y a que des champs de coton et d'un seul coup, avant même d'arriver dans la petite ville de Clarksdale, vous entendez du blues. Il y a des gens qui préservent cette culture. La plupart des images ont été faites autour de cette ville ainsi que celle de Bentonia où se trouve le plus vieux juke-joint. Un juke-joint, c’est un bar au milieu de nulle part. Autrefois, les communautés afro-américaines s'y retrouvaient, pour jouer de la musique, en écouter et passer du bon temps. C’est là que le blues est né. 

Ces images du Mississippi, vous les avez faites au moment du Covid, ce n'était pas trop compliqué ?
Si, c’était dur parce qu'à chaque fois que j'avais besoin de montrer des gens, ils étaient inquiets à cause du Covid. Au moment de la cérémonie du baptême par exemple, tout le monde était masqué, j'étais déçu mais après je me suis dit que j'étais en train de documenter cette période si particulière. Finalement, ça donne aux photos une ambiance un peu dramatique, ces robes blanches, ces masques blancs, c'est un peu creepy comme on dit en anglais. 

Un champ de coton dans le Mississippi.
© Larry Niehues

Pourquoi avoir choisi le format panoramique pour ce projet ?
Quand on parcourt le Mississippi, on se croirait vraiment dans un film, c'est ce qui m'a donné envie de tout photographier en panoramique noir et blanc. Des amis m’ont alors orienté vers le Widelux F8, l’appareil utilisé par Jeff Bridges. J'en ai donc acheté un sur Internet. Il est assez cher... Cet appareil, je l'aime et je le déteste en même temps parce qu'il est tellement compliqué, il y a un tel mécanisme à l'intérieur que malheureusement parfois il déchire la pellicule. Il n’est pas très fiable. J'avais aussi des problèmes de bending, des lignes noires sur mes photos. C'est un problème très connu sur les Widelux, notamment grâce à Jeff Bridges qui en parle sur son site. Ce doit être la personne qui a le plus shooté avec cet appareil. C'est un passionné. Je l'ai contacté et il m'a donné les coordonnées d'un réparateur mais comme c'est le seul qui fait ça aux États-Unis, il a plus de six mois d’attente... Moi, j'étais un peu dans le rush, il fallait que je finisse mon projet parce que j'avais déjà signé avec mon éditeur. Je me suis dit qu'il fallait que je trouve un plan B. C'est à ce moment que j'ai découvert l’Horizon 202, un appareil russe, la version cheap du Widelux. Il est très moche mais fiable et donc c'est devenu mon appareil principal. Bref, tout ça pour dire j'étais très content d'avoir acheté l’Horizon, qui m'a coûté beaucoup moins d'argent que le Widelux, car la deuxième partie du livre a été essentiellement shootée avec lui.
La seule photo du livre en 35 mm standard, c'est celle du début où on me voit en train de prendre en photo Jimmy « Duck » Holmes, un bluesman qui a écrit l’introduction du livre. Il est le propriétaire du plus vieux juke-joint toujours en activité. Nous voulions vraiment lui rendre hommage.
Le noir et blanc enfin, c’était ma vision, je n'imaginais pas le Mississippi autrement qu'en noir et blanc. Quand je prenais les photos, je voulais vraiment avoir cet effet un peu dramatique. J’ai essentiellement shooté avec de la Ilford HP5, avec du gros grain et du contraste.

Des croix blanches dans un champ du Mississippi.
© Larry Niehues

Comment vous-êtes vous trouvés avec Lannoo ?
J'ai eu de la chance car les livres coûtent tellement cher à produire que les éditeurs ne se mouillent pas trop avec de nouveaux artistes. Quand j'étais à la recherche d’un éditeur pour mon premier livre, j’ai été en contact avec une personne chez Taschen qui a vraiment aimé mon travail. C'est elle qui m’a connecté avec Lannoo, un éditeur belge. Ils m'ont signé directement et comme mon premier livre a été un succès, quand je leur ai proposé le projet sur le Mississippi, ils m'ont dit oui.
En tant que photographe, il y a souvent la tentation de l’autopublication mais ça ne m’a jamais attiré parce qu’on a envie d’être reconnu, représenté et distribué. C’est toujours agréable de voir dans une boutique son livre aux côtés de ceux de Robert Frank ou de William Eggleston. Ça fait chaud au cœur.

Finalement vous semblez satisfait du résultat.
Oui car réaliser un livre, c’est beaucoup de travail et c’est plus que les photos. Il faut connaître le livre, avoir des connaissances au niveau du papier, du design. J'ai essayé d'être un peu poétique dans la manière de présenter les images. Je suis effectivement très content de ce nouveau livre. Pour le premier, j’ai sacrifié beaucoup de temps et d'argent, ça a duré six ans, c’était long. Celui-ci était moins long mais beaucoup plus dur à réaliser. Aller m’introduire dans ces communautés du Mississippi, en étant Français, blanc, ça n'a pas toujours été facile. J’ai dû donner de ma personne mais je suis fier du résultat.

Allez-vous exposer ces images ?
La sortie officielle du livre a eu lieu le 4 février 2023 à Los Angeles à la Galerie XII dont la directrice est Valérie-Anne Giscard d'Estaing. L'exposition est en cours jusqu'à la fin du mois de mars. On est en train de travailler pour organiser la sortie du livre à la Galerie XII de Paris, au printemps 2023, peut-être au moment où je serai en France avec les Black Keys. 

Un homme assis photographié devant une maison dans le Mississippi.
© Larry Niehues

Des photographes qui vous inspirent ?
Plein de photographes m'inspirent mais si je devais n'en citer que trois, ce serait Dennis Hopper, William Eggleston et Robert Frank. Denis Hopper, pour sa manière de photographier les gens, on dit gonzo style. Il passait du temps avec des amis et il avait toujours une caméra autour du cou. C'est un peu ce que je fais, j'essaie de devenir ami avec mes sujets, ça me permet d'ouvrir des portes et de pouvoir les photographier. William Eggleston ensuite, pour ses compositions et surtout pour ses photos en couleur, ça reste pour moi le maître de la couleur avec ses magnifiques Kodachrome. Et enfin Robert Frank, surtout parce que c'était un immigré, comme moi je le suis dans ce pays. Il est arrivé aux États-Unis et s'est retrouvé à sillonner les routes et à découvrir son pays d'adoption. Pour moi, c'est exactement ce qui s'est passé.

Quels sont vos projets ?
Alors là, je suis très pris avec les Black Keys, nous commençons à travailler sur un livre ensemble. Et mon prochain projet personnel sera un livre sur l'Alaska. Je suis très attaché à cet État, il y a plein de choses à raconter.

Propos recueillis le 4 mars 2023.

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