La tapisserie de Bayeux numérisée

La tapisserie de Bayeux retrace l’épopée de Guillaume le Conquérant lors de sa conquête du trône d’Angleterre, il y a près de 1000 ans. Cette œuvre monumentale de près de 70 mètres de long, véritable trésor national des deux côtés de la Manche, fait l’objet d’une attention toute particulière depuis quelques années : une numérisation très pointue, base de travail pour une étude approfondie et une restauration, en vue d’une nouvelle muséographie prévue à l'horizon 2026. Étape importante de ce vaste chantier, la mise en ligne d’une version numérisée de la tapisserie permettant au grand public de naviguer tout au long de cette immense fresque. À cette occasion nous avons rencontré Antoine Verney, conservateur des musées de Bayeux, et Arnaud Daret, ingénieur informatique, responsable du projet pour l’université de Caen-Normandie.

Vue de la tapisserie de Bayeux dans le musée.
Tapisserie de Bayeux  © S. Maurice  Bayeux Museum
 
Petit rappel historique

En janvier 1066, le roi d’Angleterre Édouard le Confesseur meurt sans descendance. Son beau-frère, Harold Godwinson, est alors couronné mais deux prétendants au trône contestent cette succession : Harald III, roi de Norvège et Guillaume le Bâtard, duc de Normandie. Le conflit est inévitable. Harald est tué en septembre 1066 lors de la bataille de Stamford Bridge qui oppose ses troupes à celles des Anglo-Saxons. Dans le même temps, Guillaume lève une armée de milliers d’hommes, vassaux et alliés normands, bretons, flamands... En septembre, il traverse la Manche avec plusieurs centaines de bateaux – cet épisode est au centre de la tapisserie de Bayeux – et fait ériger un château en bois à Hastings. La bataille a lieu le 14 octobre 1066. Guillaume en sort victorieux après la mort d’Harold, tué d’une flèche dans l’œil en fin de journée. Les Anglais, déjà animés par le fighting spirit, ne renoncent pas pour autant. Guillaume doit encore mener quelques combats avant d’être couronné roi d’Angleterre le 25 décembre 1066 tout en conservant son duché de Normandie. Il meurt le 9 septembre 1087.

Pouvez-vous nous rappeler ce qu’est la tapisserie de Bayeux ?
Antoine Verney :
La tapisserie de Bayeux raconte une prestigieuse épopée historique, celle de l’accession au trône d’Angleterre du duc de Normandie, Guillaume le Conquérant, à la fin du XIe siècle. Il s’agit d’un événement majeur de l’histoire de l’Europe : un basculement des royautés anglo-saxonnes vers une royauté plus continentale, menant par filiations successives à la création de cet empire Plantagenêt au XIIe siècle qui couvrait une partie de l’Europe, de l’Écosse aux Pyrénées.
Parallèlement à l’histoire, la tapisserie de Bayeux est une œuvre d’art magistrale. Un panorama, une œuvre narrative figurative de 70 mètres de long, monumentale dans sa constitution et dans sa destination. C’est très certainement l’une des toutes premières narrations illustrées de l’histoire de l’Europe du nord.
Enfin sa particularité est d’être un objet mobilier caractéristique de cette culture de cour itinérante. Elle a été réalisée pour cela, pour pouvoir être déplacée, être présentée à des moments différents ou dans des lieux différents. Pour que vous vous rendiez compte, en termes contemporains, une fois roulée, elle tiendrait dans une cantine.

Existe-t-il d’autres tapisseries ou broderies de cette ampleur ?
A. V. :
Il n’existe pas d’œuvres équivalentes dans le domaine de l’histoire narrative non religieuse. On va trouver des grands cycles décoratifs, notamment au travers de la peinture murale mais à vocation religieuse. Probablement parce que les œuvres profanes ont connu des aléas de conservation beaucoup plus mouvementés.

Comment était-elle montrée au Moyen Âge ou à la Renaissance ?
A. V. :
La tapisserie était sans doute destinée à être présentée sous la forme d’un panorama à l’intérieur d’un édifice mais on n'a très peu d’informations puisque les toutes premières mentions remontent à 1476 soit 400 ans après sa création. Les 500 années qui suivent sont, en revanche, pleines de péripéties. À la fin du XVe siècle, elle figurait parmi le mobilier de la cathédrale de Bayeux où elle n’était montrée qu’une fois l’an pendant quelques semaines à l’occasion de la Fête des reliques. Elle était donc déroulée et servait à orner trois pans de murs de la nef de la cathédrale. Un peu plus tard, au XVIe siècle, pendant les guerres de Religion, Bayeux bascule dans la Réforme et les reliques sont dispersées. Cette cérémonie tombe alors en désuétude. Et c’est à la fin du XVIIe siècle que la tapisserie est redécouverte par les grands érudits s’intéressant aux œuvres et aux illustrations de la monarchie française. À partir du XVIIIe siècle, elle intègre l’historiographie alors qu’elle n’est plus en usage d’un point de vue religieux. Au moment de la Révolution française, cette œuvre est connue, elle va donc être protégée et son destin bascule puisqu’elle est extraite du trésor de la cathédrale pour être célébrée comme l’un des monuments du patrimoine national et intégrer le domaine des musées à partir de 1793.

Détail de la tapisserie de Bayeux sur la traversée de la Manche par Guillaume
Détail de la tapisserie de Bayeux : la traversée de la Manche par Guillaume  © Ville de Bayeux

Il est étrange qu’elle soit toujours restée de ce côté-ci de la Manche car après tout elle relate un événement qui s’est déroulé sur le sol anglais.
A. V. :
En fait, elle célèbre un événement partagé. Ce n’est pas un événement national au sens de la nation française ou de son historiographie issue du XIXe siècle. Il s’agit plutôt d’une œuvre d’histoire régionale à l’échelon français. En revanche, côté britannique, c’est un monument national. C’est donc véritablement une histoire européenne qu’elle raconte par delà les frontières et les nations car au XIe siècle, on ne parlait pas de nations mais uniquement de royaumes dont les limites étaient fluctuantes. Ce dont on se rend compte, c’est qu’elle met en scène sous une forme équilibrée à la fois les Normands et leurs alliés mais aussi le monde anglo-saxon. C’est une œuvre qui soulève de nombreuses questions en raison de l’intelligence de sa narration, du discours sous-tendu mais qui n’apporte pas de réponses définitives aux différentes versions historiques qui accompagnent l’épopée de Guillaume le Conquérant.

Sait-on à quel moment elle a été produite et qui en sont les auteurs ?
A. V. :
Tous les éléments d’analyse historique portent à penser qu’elle a été réalisée dans les années qui suivent la bataille d’Hastings, entre 1070 et 1080. Le commanditaire serait l’un des tout proches de Guillaume, vraisemblablement son demi-frère, Odon de Conteville, l’évèque de Bayeux. Quant à la réalisation, elle serait plutôt anglo-saxonne puisqu’aujourd’hui tout se focalise vers un atelier de broderie lié à une école stylistique située vers le sud-est de l’Angleterre. Elle a donc été probablement fabriquée par une équipe « internationale » avec un scénariste, un illustrateur et une équipe de réalisation.

Pourquoi parle-t-on de tapisserie alors qu’il s’agit d’une broderie ?
A. V. :
Techniquement il s’agit d’une broderie de laine sur toile de lin, une tradition textile du nord de l’Europe, mais c’est une tenture par destination, ce qui amène à cette notion de tapisserie. Au XIXe siècle, au moment où ce nom de tapisserie de Bayeux s’est imposé, on parlait très fréquemment de la « tapisserie de la reine Mathilde », une Pénélope normande en quelque sorte. « Tapisserie » renvoie donc aussi à ce terme qui désigne un ouvrage de dame.

Tapisserie de Bayeux
Tapisserie de Bayeux  © S. Maurice  Ville de Bayeux


Pouvez-vous nous préciser le contexte dans lequel s’est effectuée la numérisation de la tapisserie ?
A. V. :
Il n’y aurait pas eu de numérisation sans un projet préalable de refonte du musée de la tapisserie. Et pour imaginer une muséographie du XXIe siècle, il nous semblait nécessaire de nous réinterroger sur la nature même de l’œuvre, sa matérialité, son état de conservation et offrir une synthèse de la documentation disponible. De cette nécessité est né le projet du SIDS (Système d’Information Documentaire Spatialisé), un projet à la fois documentaire et scientifique permettant d’offrir également un outil de médiation à destination du grand public.
Arnaud Daret : La numérisation découle effectivement de ce projet de refonte du musée qui était tellement particulier qu’il fallait l’aborder par des disciplines qui n’ont rien à voir avec l’histoire, l’histoire de l’art ou la préservation du patrimoine. C’est pour cette raison que la DRAC et le musée nous ont contactés il y a 4 ans en nous demandant de structurer toute cette documentation et de créer un SIG (système d’information géographique) avec des couches de données qu’on puisse assembler, superposer, interroger et permettant de faire émerger des phénomènes. Étant donnée la taille de l’objet, c’était effectivement une très bonne idée. Nous avons donc adapté, pour la tapisserie, des outils habituellement utilisés dans des projets de géographie. En définitive, la version numérique n’est pas tant un moyen d’observation directe de la tapisserie qu’un support d’étude et d’annotations pour les chercheurs.

Comment s’est déroulée la numérisation ?
A. D. :
La captation était assez complexe à réaliser car lorsque la tapisserie est déroulée dans son local technique, le recul possible est faible. La tapisserie a été « découpée » en 86 clichés qui se superposent et qui ont été assemblés numériquement. Il ne devait pas y avoir de déformation, on ne pouvait évidemment pas rogner et manipuler une image de cette taille est difficile avec les outils communs.
A. V. : Il a également été nécessaire de déplacer la tapisserie à 4 reprises au cours des prises de vues, ce qui a rajouté de la difficulté puisque à chaque déplacement, il y avait des déformations du tissu d’une image à l’autre. Cela aurait été beaucoup plus simple avec une peinture murale ! Sans oublier le fait que déplacer la tapisserie pour la faire glisser sur son rail dans le local technique mobilise 50 personnes…
A. D. : L’équipe de captation en a profité pour réaliser une imagerie multispectrale : infrarouge, ultraviolette, fluorescence ultraviolette et en lumière rasante car il ne faut pas oublier que l’œuvre est en 3D. L’image proposée au grand public sur le site du musée est la même que celle qui sert à tout le système et sur laquelle les chercheurs viennent indexer leurs documents.

Étude de la tapisserie de Bayeux
Tapisserie de Bayeux  © S. Maurice  Ville de Bayeux

Que vous apprennent ces images ?
A. D. : Et bien par exemple, la fluorescence ultraviolette fait ressortir immédiatement des laines teintées chimiquement. Les colorants utilisés renvoient la lumière différemment dans ce cas. On peut en conclure qu’on a là des fibres correspondant à des restaurations récentes.
A. V. : Oui, dans ce cas il s’agit sans doute d’interventions datant des années 1870 mais nous ne disposons d’aucune information historique. Ce qu’il faut se dire c’est que depuis le XIe siècle, la tapisserie a dû subir bien des restaurations. En ce qui concerne la conservation, l’outil SIDS nous a permis de relever la totalité des dégradations et de hiérarchiser leur niveau de stabilité afin de pouvoir intervenir.

Comment vont se dérouler les opérations de restauration et à quoi ressemblera le nouveau musée ?
A. V. :
L’idée, c’est que les études de restauration/conservation puissent être menées parallèlement à l'élaboration du programme architectural et technique. Ensuite, les opérations de restauration se feront pendant la durée du chantier de redéploiement du musée, au mieux à partir de l’automne 2024, sur une période de 18 mois, pour une finalisation au printemps 2026.
Sur le plan muséographique, les premières études de restauration ont permis de démontrer qu’une présentation verticale n’était pas adaptée à la préservation de l’œuvre. Il est donc nécessaire de prévoir un système de pan incliné. Avec une présentation verticale, on peut tout imaginer sur le plan architectural, à l’intérieur ou à l’extérieur d’un U, dans un cercle, mais à partir du moment où l’on incline la tapisserie, on est forcément sur une présentation linéaire car on ne peut plus la faire tourner. Il faut donc, pour l’abriter, un bâtiment de près de 80 mètres de long… Nous allons prochainement lancer le concours d’architecte.

Propos recueillis le 26 février 2021.

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