Interview de l'artiste Jeffrey Blondes
Peintre, photographe, vidéaste, Jeffrey Blondes est avant tout un artiste de l’espace-temps comme il se définit lui-même. Dans ses films aux durées hors normes, point de time-lapse ou de ralenti, aucun artifice de montage, le temps de ses œuvres est le seul qui existe et qui compte, celui que l’on nomme étrangement le « temps réel », comme s’il en existait un autre. Rencontre avec cet artiste américain dont les peintures et les films célèbrent la nature et la permanence du temps qui s’écoule.
Image extraite du film La Loire - Aube et crépuscule (version de 12 min) présenté à Chaumont-sur-Loire © Jeffrey Blondes |
Vous présentez actuellement au domaine de Chaumont-sur-Loire, jusqu'au 28 février 2020, La Loire - Aube et crépuscule, deux films panoramiques projetés en grand format. Pouvez-vous nous en dire plus sur ce travail ?
J’ai fait deux films sur la Loire. Pour chacun, j’ai filmé deux heures par mois pendant un an, depuis le même endroit, avec le même positionnement de caméra. J’ai donc réalisé deux films de 24 heures, édités à douze exemplaires, qui vont être exposés dans une galerie de Toronto et à Londres et destinés à des collectionneurs. Pour l’exposition de Chaumont, j’ai choisi une minute de chaque mois, je les ai mises bout à bout avec un fondu enchaîné, ce qui fait deux films de 12 minutes. Chaque film représentant une année.
Habituellement vos films sont très longs, 24, 52, 72 heures, pourquoi avoir présenté des « versions courtes » de 12 minutes cette fois-ci à Chaumont-sur-Loire ?
Ce que vous appelez long est pour moi du temps réel. Ça apparaît effectivement très lent car nous vivons une époque où les choses passent très rapidement mais ça fait 30 ans que j’habite à la campagne, en Touraine, et je voulais partager cette expérience de vivre dans le temps réel, au rythme de la nature. Mes films s’adressent donc effectivement plus à des collectionneurs qui vont vivre avec, les laisser tourner toute la journée chez eux, qu’à des expositions publiques car leur durée n’est pas compatible avec le temps que les visiteurs consacrent à une œuvre. Les quelques films que j’ai dans des musées, ce sont les gardiens qui les connaissent le mieux ! Alors pour Chaumont, c’est effectivement la première fois que je fais des films si courts. J’avais exprimé à Chantal Colleu-Dumond, la directrice de Chaumont, ma frustration de ne pas pouvoir présenter des œuvres dans une exposition publique. Elle m’avait répondu pourquoi ne pas tenter un format court pour « accrocher » les visiteurs. J’ai donc fait des tests et je me suis rendu compte que je pouvais faire attendre quelqu’un 59 secondes mais pas 2 minutes. C’est pour cette raison que j’ai choisi d’enchaîner des séquences d’une minute. À présent, quand j’observe les gens qui viennent voir l’exposition, je remarque qu’au début, c’est difficile pour eux de s'asseoir mais s’ils restent jusqu’au premier fondu enchaîné, qui correspond au premier changement de mois, alors que la lumière a changé, l’eau a baissé, alors ils ne bougent plus pendant les 24 minutes des deux films. Ce qui est satisfaisant pour moi, c’est qu’à la fin, au moment du fondu au noir, une fois que les spectateurs sont arrachés à leur contemplation, généralement ils ne se sont pas rendus compte du temps passé.
Projection de La Loire - Aube et Crépuscule à Chaumont-sur-Loire © Jeffrey Blondes |
Finalement, vos films ne sont-il pas plutôt des tableaux ?
Oui, ce sont des tableaux vivants, des tableaux magiques. Presque chacun de mes collectionneurs me raconte ce que j’appelle « une histoire de 3 ans » : ils ont vu quelque chose dans un film et ils ne l’ont jamais revu ou bien quelqu’un leur a dit avoir vu quelque chose et eux-mêmes ne l’ont vu qu’après plusieurs années. Même moi, il y a des choses que je n’ai vu qu’une fois, et comme il n’y a pas de souris, on ne peut naviguer dans le film comme sur une timeline. Ce que je remarque aussi, c’est qu’on peut vivre avec de tels films qui tournent chez soi, on peut en regarder quelques minutes, une demi-heure peut-être mais généralement on ne reste pas assez longtemps pour voir une transformation. L'image ne change pas même si on sait que sur la durée, elle va changer car le lendemain par exemple, il neige. En fait le côté magique, c’est que le film change quand vous ne le regardez pas.
Vous souhaitez faire ressentir au spectateur le temps qui passe. Est-ce que le fait d'étirer vos images aussi bien dans le temps que dans l'espace est un moyen d'y parvenir ?
Je dirais que mon travail est beaucoup plus orienté sur le temps que sur l’espace, le mouvement des planètes, la nature, notre façon de vivre le temps réel. Je passe mon temps dans l’espace mais c’est le temps qui passe qui m’a toujours fasciné. Même lorsque j’étais peintre. L’image était pour moi le prétexte pour rester 5 heures durant, dans la nature, devant un chevalet, à écouter les abeilles et regarder les nuages passer. C’était un peu une forme de méditation.
River and Woods - Villeloin, France, huile sur bois, 2006. Série « Optics » © Jeffrey Blondes |
Par exemple mes tableaux « Optics » sont composés comme un texte. Je commence en haut à gauche et je peins un carré de chaque couleur qui vient instantanément à mon œil : le bleu du ciel, le blanc des nuages, la couleur d’une fleur, etc. Et quand j’arrive en bas à droite, le tableau est fini sans que je revienne sur ce qui est fait. Quand on regarde l’ensemble, c’est un amalgame de couleurs « vécues » pendant un temps passé dans la nature. Et si vous le regardez de manière linéaire, de gauche à droite, vous revivez avec moi où mon attention a été attirée pendant le temps de la peinture.
Je veux dire aussi que le mot « temps » est très intéressant pour moi qui suis bilingue. Il signifie vingt fois plus de choses en français que time in english. Le temps, c’est la météo, le temps passé, le temps en musique, etc. J’aime beaucoup ça, le fait qu'un seul mot puisse évoquer tellement de choses différentes.
Je veux dire aussi que le mot « temps » est très intéressant pour moi qui suis bilingue. Il signifie vingt fois plus de choses en français que time in english. Le temps, c’est la météo, le temps passé, le temps en musique, etc. J’aime beaucoup ça, le fait qu'un seul mot puisse évoquer tellement de choses différentes.
La Chaumerie III, huile sur bois, 2003 © Jeffrey Blondes |
Les films de Chaumont sont horizontaux et dans un format panoramique contrairement à beaucoup de vos œuvres antérieures qui sont verticales. Qu'est ce qui vous intéresse dans ce format d'image ?
D’abord je voudrais revenir sur la manière dont je suis arrivé à ce type d’œuvres : j’ai été peintre de paysages pendant plus de 20 ans. Je dessinais, je gravais, je peignais des tableaux de tous formats, rectangles, carrés, horizontaux, verticaux et de grands panoramiques également. Quand j’ai commencé à réaliser des films en 2005, tout de suite, je les ai faits à la verticale. Il y a 2 ans, alors que je travaillais sur un projet en Turquie, j’ai découvert que Samsung commercialisait un écran à « mi-format » (1920 x 540 pixels) qui correspondait exactement aux proportions des tableaux que je peignais auparavant. Je me suis dit « génial, je vais faire un film dans ce format d’image ! » J’ai donc réalisé un premier film que je n’ai pas montré. Pour Chaumont, cette année, c’est effectivement la première fois que je présente des films en panoramique horizontal. L’image fait 8 mètres de large, on se perd dedans, c’est extraordinaire. On voit par exemple des oiseaux qui arrivent d’un côté de l’image et qui mettent une minute quasiment pour la traverser entièrement.
Le panoramique, c'est également la manière de filmer. Par exemple dans Loch Shiel, j'ai effectué un mouvement de caméra à 360°, un panoramique donc, extrêmement lent, pendant les 24 heures que dure le film. Le format panoramique pour moi a donc commencé par la peinture, je l’ai ensuite abandonné pendant quinze ans et je le retrouve à présent avec la vidéo car la technologie me le permet. Le format standard 16:9 ne m’intéresse, on m’a déjà demandé de l’utiliser mais je trouve que ça fait trop « télé », je veux que les gens oublient l’écran.
Vos images sont toujours liées à la nature, aux grands espaces, aux rythmes des saisons, elles nécessitent pourtant une technologie très à la pointe.
Oui, je suis très high-tech/low-tech. En fait, la technologie ne me passionne pas vraiment mais elle est nécessaire pour accomplir mon travail. Quand je réalise un film de 72 heures, ce qui m’intéresse le plus, c’est d’être dans la nature, perdu dans sa contemplation, je suis pourtant obligé de passer par la high-tech et suivre l’évolution du matériel. Par exemple le premier moteur que j’avais utilisé pour mes travellings, je l’avais bricolé à partir d’un moteur de télescope, à présent je l’ai remplacé par un moteur programmable qui me permet de faire des zooms extrêmement lents, à une vitesse imperceptible. Une des difficultés, c’est aussi de trouver les disques durs suffisants pour stocker des heures de vidéos. Il y a une quinzaine d’années, j’avais fait un film de 52 heures pour lequel j’avais dû travailler avec Apple afin de pouvoir regarder le film sous la forme d’une playlist car à l’époque aucun logiciel de montage ne pouvait gérer un film HD d’une telle longueur. Actuellement, le problème se pose avec les images en 4K, voire bientôt 8K et même plus ! Je suis obligé de les compresser en postproduction sinon les fichiers sont beaucoup trop lourds.
Je voudrais dire que j'ai aussi bénéficié de beaucoup de conseils. En peinture, les artistes sont assez fermés, ils ne partagent pas trop leurs recettes, leurs secrets de fabrication. À l’inverse, les gens du cinéma ont l’habitude de travailler en équipe et ils partagent énormément leurs connaissances. Maintenant après toutes ces années, je sais que si je donne mon matériel à un artiste et qu’il part filmer en Touraine, il reviendra avec des images complètement différentes des miennes car il faut avoir confiance dans le fait que c’est bien l’œil et la main de l’artiste qui font la différence, pas le matériel. Je n’ai plus peur de partager mes connaissances car je ne crois pas que quelqu’un va me copier. Il y a peu de gens aujourd’hui qui prendraient une année pour filmer les feuilles par terre dans la forêt !
Comment choisissez-vous vos lieux de prises de vues ?
En tant que peintre, je choisissais mes paysages un peu comme en photographie, que j’ai beaucoup pratiquée plus jeune, en cherchant un cadrage. Quand je suis arrivé au film, je me suis rendu compte qu’il y avait de nombreux paramètres à prendre en compte. Alors, il y a beaucoup de réflexion et de calculs avant la prise de vue, sur la position des marées quand je filme l’océan par exemple ou la révolution du Soleil dans le ciel tout au long de l’année, pour éviter de le filmer directement ou régler le mouvement de caméra lorsque je fais un travelling avec un moteur. Parfois j’ai de mauvaises surprises. Sur le film sur la Loire par exemple, je pensais que le Soleil monterait plus haut. Bon, mais c’était comme ça, j’ai fait avec… Et puis il y aussi le hasard avec de bonnes surprises, un oiseau par exemple, qui entre dans le cadre et qui se positionne exactement au bon endroit.
Les films que je tourne sur une année, je les fais souvent en Touraine car j’y vis, je connais donc très bien le paysage, le temps qu’il fait ou qu’il va faire, un peu comme un agriculteur. Mais j’ai fait aussi des films dans des lieux que je ne connaissais pas, comme filmer les solstices d’été et d’hiver sous la pleine Lune, à 200 km au nord du cercle arctique, là, je n’avais aucune idée de ce que j’allais obtenir.
Quels sont vos projets ?
Je participe à une exposition sur l’histoire du temps et du cinéma qui démarre ce mois-ci à Parme, capitale italienne de la culture durant toute l’année 2020. Les concepteurs de l’exposition ont demandé à quelques artistes de proposer des œuvres qui ne soient pas du cinéma. Et puis en 2021 à Cambridge, je vais présenter Le Bois de Mametz, un film en hommage à un artiste, poète de la première Guerre mondiale : j’ai filmé un arbre depuis le tronc jusqu’au sommet, pendant une journée d’été, j’ai filmé ensuite à 180°, puis je suis redescendu à l'envers jusqu’au pied de l’arbre, pendant une journée d’hiver, pour évoquer le corps humain, le système nerveux et le soldat blessé pendant la guerre.
Propos recueillis le 10 janvier 2020.
Tournage du Grand étang-La Brenne, 2014-2015 © Jeffrey Blondes |
Je voudrais dire que j'ai aussi bénéficié de beaucoup de conseils. En peinture, les artistes sont assez fermés, ils ne partagent pas trop leurs recettes, leurs secrets de fabrication. À l’inverse, les gens du cinéma ont l’habitude de travailler en équipe et ils partagent énormément leurs connaissances. Maintenant après toutes ces années, je sais que si je donne mon matériel à un artiste et qu’il part filmer en Touraine, il reviendra avec des images complètement différentes des miennes car il faut avoir confiance dans le fait que c’est bien l’œil et la main de l’artiste qui font la différence, pas le matériel. Je n’ai plus peur de partager mes connaissances car je ne crois pas que quelqu’un va me copier. Il y a peu de gens aujourd’hui qui prendraient une année pour filmer les feuilles par terre dans la forêt !
Comment choisissez-vous vos lieux de prises de vues ?
En tant que peintre, je choisissais mes paysages un peu comme en photographie, que j’ai beaucoup pratiquée plus jeune, en cherchant un cadrage. Quand je suis arrivé au film, je me suis rendu compte qu’il y avait de nombreux paramètres à prendre en compte. Alors, il y a beaucoup de réflexion et de calculs avant la prise de vue, sur la position des marées quand je filme l’océan par exemple ou la révolution du Soleil dans le ciel tout au long de l’année, pour éviter de le filmer directement ou régler le mouvement de caméra lorsque je fais un travelling avec un moteur. Parfois j’ai de mauvaises surprises. Sur le film sur la Loire par exemple, je pensais que le Soleil monterait plus haut. Bon, mais c’était comme ça, j’ai fait avec… Et puis il y aussi le hasard avec de bonnes surprises, un oiseau par exemple, qui entre dans le cadre et qui se positionne exactement au bon endroit.
Les films que je tourne sur une année, je les fais souvent en Touraine car j’y vis, je connais donc très bien le paysage, le temps qu’il fait ou qu’il va faire, un peu comme un agriculteur. Mais j’ai fait aussi des films dans des lieux que je ne connaissais pas, comme filmer les solstices d’été et d’hiver sous la pleine Lune, à 200 km au nord du cercle arctique, là, je n’avais aucune idée de ce que j’allais obtenir.
Quels sont vos projets ?
Images du Bois de Mametz © Jeffrey Blondes |
Propos recueillis le 10 janvier 2020.
Découvrez le travail de Jeffrey Blondes sur son site.
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