Eugene O. Goldbeck, photographe de la démesure

« Nous couvrons le monde entier et même plus ! », telle était la devise, un peu mégalo, du studio d'Eugene Omar Goldbeck. Ce photographe texan qui a traversé le XXe siècle, totalement méconnu de ce côté-ci de l'Atlantique et tombé dans l'oubli dans son propre pays, est bien souvent (et injustement) absent de la « grande » histoire de la photographie. Sans doute en raison du caractère hautement commercial de son activité. Bien que Goldbeck ait lui aussi photographié les Américains, son empreinte et son influence dans l'histoire du medium sont sans commune mesure avec celles de Walker Evans et Dorothea Lange dans les années 1930 ou de William Klein et Robert Frank, vingt ans plus tard.

Pour autant, sa production d'images mérite que l'on s'intéresse à lui. Il est en effet un de ceux qui ont imprimé leur marque dans la culture populaire américaine du XXe siècle, le vernaculaire cher à Evans, grâce à la diffusion de ses panoramiques à faible coût. Les photos de Goldbeck racontent cette Amérique en pleine croissance d'avant la Grande Dépression, le développement du Texas (entre 1900 et 1930, la population de San Antonio a presque quintuplé, passant de 50 000 à 230 000 habitants), l'essor de l'automobile ou celui de l'aéronautique. Alors certes, les images de Goldbeck ne sont pas des instantanés, expression du regard d'un photographe sur une société saisie sur le vif, ce sont des portraits de groupes à la composition savamment ordonnée leur conférant un côté un peu figé et artificiel. De toute évidence Goldbeck aimait l'ordre... Ses très nombreuses photos de régiments militaires, qui firent de lui le « photographe officieux » de l'armée américaine, ne doivent pourtant pas occulter toutes celles d'ouvriers, d'employés ou de patrons prises dans des ateliers, des usines, des bureaux ou des chantiers.

Photographie panoramique d'ouvriers prise par Eugene O. Goldbeck vers 1919
Civilian workers, Camp Travis, vers 1919, Eugene O. Goldbeck

Et puis Goldbeck fut un photographe de records en tout genre. Par sa longévité d'abord puisqu'il photographia sans interruption de 10 à 95 ans. Par le volume de production de son studio, qu'il estimait à plus d'un million de négatifs. Par l'ampleur de ses mises en scène lorsqu'il photographiait pour l'armée. Par le format de ses images enfin, bien souvent des panoramiques dont les tirages pouvaient atteindre plusieurs mètres. « Only a crazy man would do what I do » disait-il de lui-même. Un bon résumé du personnage.

Petite biographie d'Eugene O. Goldbeck

Eugene Omar Goldbeck est né en 1891 (ou 1892 car il avait deux certificats de naissance !) à San Antonio au Texas dans une famille d'origine allemande. Sa vocation de photographe démarre très tôt alors qu'il n'a pas 10 ans. Empruntant l'appareil de son frère, il prend une photo du président William McKinley en visite à San Antonio quelques mois avant son assassinat en septembre 1901. Dès le début des années 1910, une fois ses études terminées, Goldbeck voyage sur la côte ouest des États-Unis, en Alaska, en Amérique du Sud et entame alors une carrière de photographe. C'est à ce moment qu'il fait l'acquisition de son premier Cirkut, un appareil dont il sera l'un des plus emblématiques utilisateurs et avec lequel il forgera sa réputation de photographe panoramiste.

Photgraphie panoramique d'avions et de pilotes prise par Eugene O. Goldbeck vers 1927
Pan American flyers and ships, vers 1927, Eugene O. Goldbeck

Fervent patriote, il intègre durant la Première Guerre mondiale la Photographic Division of the Aviation Section of the Signal Corps autrement dit la division photographique de l'ancêtre de l'US Air Force. Après la guerre, il se marie à New-York, où il enseignait la photographie, puis retourne à San Antonio et fonde en 1921 avec sa femme Marcella, le National Photo Service, un studio spécialisé dans la photo panoramique et la photo de groupe. Son énergie, sa boulimie de travail et son sens des affaires en font rapidement une entreprise florissante. Quelques années plus tard, la société se diversifie dans la production d'actualités filmées, elle est alors rebaptisée National Photo and News Service. Pendant plusieurs décennies, Goldbeck et les photographes qu'il employait ont parcouru les États-Unis et réalisé par centaines de milliers des photos, pas seulement panoramiques, de militaires, d'ouvriers, de défilés, de chantiers, d'événements sportifs, de réunions publiques...

Photographie panoramique de jeunes filles de la Jefferson High School prise par Eugene O. Goldbeck en 1946
Lasso Girls, Jefferson High School, 1946, Eugene O. Goldbeck

Goldbeck n'a pas fait que sillonner les États-Unis. Jusqu'à plus de 80 ans, ce diable d'homme a voyagé sur tous les continents, photographiant ainsi de nombreuses villes et paysages à travers le monde comme le canal de Panama au tout début de sa carrière, la Chine où il couvre le bombardement de Shanghai en 1937, le Machu Picchu, les pyramides d'Égypte ou l'URSS dans les années 1970. Il disait lui-même que le seul endroit qu'il n'avait pas visité était l'Antarctique où il aurait rêvé réaliser le panorama d'une cohorte de manchots...

Photo panoramique de Paris prise par Eugene O. Goldbeck en 1927
Paris depuis le toit du Grand Palais, 1927, Eugene O. Goldbeck

En 1927, Goldbeck est particulièrement actif. Il visite et photographie en effet cette année-là pas moins de vingt-sept pays. Paris, où il accompagne une délégation de vétérans, est au programme. Pour installer son Cirkut, son choix se porte sur le toit du Grand Palais, seul point de vue suffisamment haut selon lui pour immortaliser la Ville Lumière depuis le Sacré-Cœur jusqu'à la Tour Eiffel. Après d’opiniâtres négociations avec les autorités, il finit par obtenir le droit de grimper sur le toit de l'édifice, de monter un échafaudage pour y effectuer sa prise de vue (sans manquer de fracasser une verrière au passage) puis de commercialiser ses tirages et de prendre des commandes sur deux points de vente. Cette seule opération lui rapporta alors 7 000 $ soit près de 100 000 $ actuels (85 000 €)...

Photo panoramique du Mont McKinley prise par Eugene O. Goldbeck en 1958
Mont McKinley, Alaska, 1958, Eugene O. Goldbeck

La photo du mont McKinley ci-dessus témoigne bien de la ténacité dont Goldbeck faisait preuve lorsqu'il avait une idée en tête. Il dut se rendre à cinq reprises en Alaska avant de pouvoir enfin réaliser cette image. À chaque fois, le temps peu clément l'en empêchait, la montagne étant masquée par les nuages. Pour son dernier voyage sur place en 1958, le photographe, en contact avec les autorités du parc national, guette la météo et c'est en hydravion (visible à gauche) qu'il se rend sur le lieu de la prise de vue un soir de juillet. Profitant du soleil de minuit, les pieds dans l'eau, il parvient enfin à poser son Cirkut...

Photographe doué, habile commercial, Goldbeck était également un excellent technicien. Il mit au point et fit breveter plusieurs accessoires afin d'améliorer son appareil fétiche comme par exemple un système de motorisation ou encore une platine inclinable destinée à réaliser ses photos plongeantes depuis des plateformes.

En 1967, à l'occasion d'une recherche dans ses images anciennes, Goldbeck découvre la mort dans l'âme que plusieurs milliers de ses négatifs sont irrémédiablement détériorés. Ces derniers, mal entreposés depuis plusieurs décennies, n'ont pas résisté aux écarts de températures du climat texan. Le photographe fait alors acquérir une partie de ses archives par le Centre Harry Ransom de l'université du Texas à Austin. Une infime partie de ce fonds est accessible en ligne, nous en avions parlé dans l'article consacré aux collections institutionnelles américaines #2. À cette époque Goldbeck passe alors la main à l'un de ses fils puis à son petit-fils pour gérer la Goldbeck Company dont les activités se sont resserrées sur la photographie de groupes scolaires. Décédé en 1986 à l'âge de 95 ans, après une carrière professionnelle de plus de soixante ans dont l'apogée se situe entre les années 1920 et 1950, Goldbeck a photographié inlassablement jusqu'à son dernier souffle, passant à la couleur dans les dernières années de sa vie.

Photo panoramique de véhicules du 68th Field Artillery Mechanized à Fort Knox prise par Eugene O. Goldbeck en 1938
68th Field Artillery Mechanized, Fort Knox, 1938, Eugene O. Goldbeck

Les insignes vivants

Outre le panoramique, l'une des spécialités de Goldbeck était la mise en scène d'immenses groupes de militaires reproduisant un motif. Son record s'établit en 1947 avec 21 765 hommes formant l'insigne de la base aérienne de Lackland au Texas. Après sept semaines de préparation, le marquage au sol de toutes les positions et la construction d'un échafaudage de soixante mètres de haut, la photo fut réalisée en moins d'une heure à la surprise des participants qui s'étaient préparés à passer la journée sur place. Une fois le cliché pris, Goldbeck demanda aux soldats de se baisser puis de reculer de vingt pas, une scène qu'il filma... à l'envers pour la projeter ensuite dans le bons sens. Effet « waouh » garanti ! Il faut savoir que pour réaliser de telles images, Goldbeck s'appuyait sur de savants effets de perspectives qu'il calculait lui-même. Par exemple, pour l'insigne de Lackland, contrairement aux apparences, la moitié inférieure de l'image rassemble 90 % des figurants et alors que les rangées du premier plan ne sont séparées que d'une quarantaine de centimètres, celles du fond le sont de près de cinq mètres. Cette photo fut largement publiée, commercialisée pendant des décennies et eut droit à un reportage dans Life. À 3 $ pièce, sa vente fut aussi un gros succès commercial car dix mille figurants en commandèrent une...

Goldbeck n'est pas l'inventeur de ce type d'image. Il en attribuait lui-même la paternité à Arthur S. Mole (1889-1983) un photographe né en Angleterre ayant fait sa carrière aux États-Unis et à qui l'on doit d'incroyables photos de groupes qui dépassent même parfois en nombre de participants celles de Goldbeck. Un petit échantillon des images d'Arthur S. Mole (associé à John D. Thomas) est visible sur le site de la Bibliothèque du Congrès.

Photo de l'insigne de la base aérienne de Lackland formé par 21765 hommes prise par Eugene O. Goldbeck en 19471947
Insigne de la base aérienne de Lackland,
1947, E. O. Goldbeck
Photo de l'emblème des marines américainsprise par Mole et Thomas en 1919
Emblème des marines américains,
1919, Mole & Thomas

Pour découvrir des photos d'Eugene O. Goldbeck sur le web :

Quelques livres

Couverture de l'ouvrage The Unpretentious Pose - The Work of E. O. Goldbeck, A People's Photographer publié en 1981 par Trinity University Press
The Unpretentious Pose
(Trinity University Press)
Les ouvrages consacrés à Eugene O. Goldbeck ne sont pas très nombreux et un peu anciens. Signalons tout d'abord The Unpretentious Pose - The Work of E. O. Goldbeck, A People's Photographer écrit par Marguerite Davenport. L'ouvrage édité par Trinity University Press est sorti en 1981, du vivant de Goldbeck qui avait alors 90 ans. L'auteure dresse la biographie du photographe en puisant largement dans ses archives personnelles.


Couverture de l'ouvrage The Panoramic Photography of Eugene O. Goldbeck publié en 1986 par University of Texas Press
The Panoramic Photography of Eugene O. Goldbeck
(University of Texas Press)
The Panoramic Photography of Eugene O. Goldbeck, écrit par Clyde W. Burleson et E. Jessica Hickman est sorti en 1986 peu de temps après le décès de Goldbeck. Les deux auteurs ont rencontré et longuement interrogé le photographe au début des années 1980 pour mener à bien l'écriture de cet ouvrage. Ce dernier, abondamment illustré, revient sur la vie et la carrière de Goldbeck ainsi que ses techniques photographiques. Ce livre présente une vingtaine de superbes panoramiques en grand format sur des pages à rabats ainsi que de très nombreuses archives. Comme le précédent, il se trouve d'occasion en cherchant un peu.


Couverture du livre Goldbeck publié en 1999 chez Actar
Goldbeck (Actar)
En 1999, dans la foulée de l'exposition « Impossible n'est pas Goldbeck » présentée aux 29es Rencontres d'Arles (1998), Kitti Bolognesi et Jordi Bernardo ont publié un livre sobrement intitulé Goldbeck chez Actar, un éditeur barcelonnais. Cet ouvrage trilingue (anglais, italien, espagnol) de cent trente pages présente une trentaine de photos prises entre 1917 et 1947, essentiellement panoramiques, variées, bien reproduites sur deux pages ou trois avec dépliant. Attention, pour le repérer sur l'étagère d'un bouquiniste, la jaquette ne comporte pas de titre mais seulement un détail de la célèbre image de l'insigne de la base aérienne de Lackland évoquée plus haut.

Couverture de l'ouvrage America by the Yard: Cirkut Camera - Images from the Early Twentieth Century publié en 2006 par W. W. Norton & Company
America by the Yard: Cirkut Camera
(W. W. Norton & Company)
N'oublions pas enfin America by the Yard: Cirkut Camera - Images from the Early Twentieth Century, de Robert B. MacKay, édité en 2006 chez W. W. Norton & Company dont nous avions parlé dans l'article « Le Cirkut, un appareil mythique ». Cet ouvrage n'est pas consacré à Goldbeck mais il présente quelques unes de ses images, superbement reproduites et dans un très grand format.



Commentaires