Interview du photographe Pierre de Vallombreuse

Du plus profond des forêts tropicales jusqu'aux régions arctiques, des zones urbaines aux déserts les plus arides, quelques cinq mille peuples autochtones représentant près de quatre cents millions d'habitants vivent à la surface de la Terre. Le point commun de ces « hommes racines » comme les nomme le photographe Pierre de Vallombreuse est l'étroite relation qui les unit à leurs terres, à la mer pour ceux qui vivent sur l'eau et plus largement à la nature, la Pachamama de la culture andine. Ces peuples, menacés, persécutés pour certains, frappés de plein fouet par la pollution et les bouleversements climatiques, sont les premières victimes de la dégradation généralisée de la biosphère alors que leur mode de vie, bien souvent, est à l'exact opposé de la surconsommation, du gaspillage énergétique ou de l'épuisement des ressources naturelles.
En photographiant depuis plus de trente ans les peuples racines, Pierre de Vallombreuse ausculte notre planète, questionne l'idée de modernité et finalement dresse un portrait de l'humanité tout entière. Dans cette interview, il nous parle de son travail, de son engagement devrait-on dire, tout particulièrement auprès de ses amis de l'île de Palawan aux Philippines chez qui il a passé plus de quatre ans au cours de nombreux séjours. Et bien sûr, il sera question de photo panoramique !

Photo panoramique de Pierre de Vallombreuse d'un homme Bhil dans le Gujarat
Peuple Bhil, Gujarat, Inde, 2007  © Pierre de Vallombreuse

Vous avez beaucoup travaillé en panoramique à une époque, pouvez-vous nous raconter votre « rencontre » avec ce format d’image ?
Je me suis mis au panoramique au moment de la sortie de l’XPan à la fin des années 1990. Je me rappelle, à Perpignan pendant Visa pour l'image, il y avait un photographe, Bruno Stevens, qui travaillait avec cet appareil. J’ai voulu essayer et en regardant dans le viseur, quel choc ! On avait l’impression d’être au cinéma. Cet appareil me plaisait beaucoup et il correspondait à ma manière de travailler. Un champ de vision immense, un appareil robuste et suffisamment nerveux pour faire des instantanés, une méthode de visée similaire au Leica. Je me suis dit que c’était l’appareil de ma vie. À un moment, j’en avais six ! Ce que j’appréciais, c’est qu’avec l’XPan, je ne changeais pas de pratique. J’aime ce qui est rapide. Je ne sais pas rester longtemps à un endroit pour attendre la bonne lumière. Si ça vient à moi, c’est bien. Une photo doit être le fruit d’une rencontre, dans l’instantané.

Vous photographiez les peuples autochtones depuis trente ans. Pouvez-vous nous parler de l’ouvrage Hommes racines pour lequel vous avez privilégié l'image panoramique ?
Couverture de l'ouvrage Peuples de Pierre de Vallombreuse
Peuples, Flammarion, 2006
Je voudrais parler d’abord de la genèse du projet. Vers 2004, j’ai monté le projet Peuples, mon premier livre important avec une préface d’Edgar Morin et une expo au musée de l’Homme qui a connu un grand succès. Pendant quelques mois, il y a eu une couverture médiatique importante, je me suis dit que c’était le moment de me lancer dans un nouveau projet ambitieux. Alors que j’avais mis deux ans pour trouver le financement de Peuples, pour Hommes racines, il m’a fallu seulement trois mois pour financer cinq ans de productions. C’est donc Peuples qui m’a permis de produire Hommes racines. Les Champs libres à Rennes m’ont suivi avec des expos, des conférences, des invitations de représentants de peuples autochtones, et puis le festival de La Gacilly, la Fondation Yves Rocher et Géo m’ont soutenu. Voilà, c’était confortable mais aussi un très gros défi à relever.
Couverture de l'ouvrage Hommes racines de Pierre de Vallombreuse
Hommes racines, Éditions de La Martinière, 2012
Alors, pour Hommes racines, je souhaitais montrer la diversité des cultures, des environnements et tout ce qui les menace. Je ne voulais pas dissocier nature et culture comme bien souvent dans nos sociétés judéo-chrétiennes. Pour moi un territoire donne des racines à un peuple, le titre est venu de là. Comme je voulais montrer les peuples et les paysages, je me suis dit qu’il fallait que je le traite en panoramique avec l’XPan. De la sorte, je pouvais associer l’être humain à son territoire en travaillant rapidement et en collant aux gens, comme avec un Leica. Faire des instantanés de l’homme inscrit dans son environnement.

« Photographier ces gens est une manière pour moi
de radiographier notre planète »

Comment qualifiez-vous ce témoignage que vous portez sur tous ces peuples que vous photographiez ?
D’abord, je les photographie en noir et blanc, ce qui me permet de les relier dans toute leur diversité sans que l’on soit distrait par la couleur. Je considère que mon travail photographique est un plaidoyer pour l’altérité et la diversité comme fondement de notre existence. Photographier ces gens est une manière pour moi de radiographier notre planète. On croit souvent que ces peuples, qui vivent parfois loin de tout, sont en marge des bouleversements. En fait, ils en sont les premières victimes qu’il s’agisse de désastres écologiques, de guerres ou de déplacements de populations…

Photo panoramique de Pierre de Vallombreuse du territoire de Jariah, Jharkhand, Inde
Territoire de Jariah, Jharkhand, Inde, 2007  © Pierre de Vallombreuse

Pour La Dalle vous avez continué en panoramique.
Couverture de l'ouvrage La Dalle de Pierre de Vallombreuse
La Dalle, Voyages à Choisy-le-Roi
Éditions de La Martinière, 2010
La Dalle était une commande. Pendant que je travaillais sur Hommes racines, j’ai croisé Didier Moutura, le directeur du théâtre Paul-Éluard de Choisy-le-Roi. Il aimait beaucoup mon boulot et m’a proposé, en vue d’une exposition, de photographier le quartier de la dalle avant qu’il ne soit entièrement réaménagé et transformé. Et puis la mairie est rentrée dans le projet, ce qui m’a permis de faire un livre. Pendant un an, j’ai donc déambulé sur la dalle de Choisy mais pour moi c’était aussi exotique que de partir dans un village de Dordogne, à Roubaix, à Neuilly ou à l’autre bout du monde. Ça restait un voyage, j’étais dans la découverte et l’émerveillement. Le choix du panoramique est dû au fait qu’à l’époque, j’étais en plein dans Hommes racines. À longueur de journée, je pensais, je rêvais, je voyais les images en panoramique ! Et puis il y avait aussi le défi de réaliser des paysages urbains dans ce format.

Pensez-vous retravailler en panoramique ?
Pas pour l’instant car je suis entièrement passé au numérique ces dernières années et il n y a pas d'appareil qui me propose des possibilités en panoramique satisfaisantes. Je me suis un peu arcbouté sur l’argentique, entre autres raisons parce que cela signifiait abandonner le XPan mais c’est fini, c’est une autre histoire. J’ai quand même gardé deux XPan car je ne désespère pas retrouver un jour des budgets me permettant de travailler à nouveau avec cet appareil. Si un boîtier numérique sortait avec cette même souplesse, la possibilité de viser et de travailler en panoramique, je serais preneur. Il y a bien le Fuji GFX mais son viseur numérique ne me va pas. Tant que je n’ai pas une visée dans le verre, impeccable, j’ai un filtre qui me déconnecte de l’image. J’attends donc qu’un boîtier qui me convienne soit disponible, ce sera encore l’histoire d’une rencontre avec un appareil. En ce moment, j’aimerais retourner au format carré. J’ai fait du 6x6 au début. En revoyant mes archives, je me suis dit que j’allais m’y remettre. Mais là aussi, il faut que je trouve le bon appareil.

Photo panoramique de Pierre de Vallombreuse d'enfants Badjaos sur une plage
Peuple Badjao, Bornéo, Malaisie, 2007  © Pierre de Vallombreuse

Pour l’exposition « Le peuple de la vallée » présentée au musée de l’Homme au printemps dernier (2018), il n’y avait pas d’images panoramiques. Pouvez-vous nous en expliquer la raison ?
Oui, effectivement il n’y avait aucune photo panoramique. Il y a six ans quand je suis retourné à Palawan aux Philippines dans la vallée de Singnapan, après quinze ans d’absence, j’ai remarqué que je ne parvenais pas à restituer la jungle avec ce format d’image. La forêt est trop touffue. Il manque des perspectives. Avec le format panoramique, on a besoin de respirer, il faut du recul. Je suis donc revenu au 24x36 car le panoramique ne marchait pas. Je prépare un gros projet de livre sur la vallée et je pense qu’on ne mettra pas de panoramiques car ça risquerait déstabiliser la dynamique globale de ce livre.

Quel regard portez vous sur l’évolution de la vallée depuis que vous vous y rendez ? Êtes-vous inquiet ?
L’année dernière, j’ai eu une exposition rétrospective à Palawan au musée national des Philippines. J’en ai profité pour rappeler au musée son devoir à l’égard de la vallée et de ses habitants. Il faut savoir que depuis les années 1970, le musée est responsable de la protection de cette vallée. On ne peut rien y faire sans son autorisation. En trente ans, j’ai pourtant vu les routes progresser, la forêt se faire grignoter progressivement par des plantations de palmiers ou de cacao. J’ai dit aux responsables du musée qu’il fallait sortir de l’anonymat cette vallée. Je leur ai donc proposé de leur donner, pour leur site internet, toutes mes archives, des milliers de photos, auxquelles s’ajouteront leurs propres travaux de recherche. En échange le musée s’engage à continuer à s’intéresser à la vallée et à la préserver. Le but est de la sanctuariser. Si j’y parviens, ce sera ce que j’ai fait de plus important dans ma vie je pense.

Photo panoramique de Pierre de Vallombreuse prise au Groenland dans un village inuit
Peuple Inuit, Groenland, 2009  © Pierre de Vallombreuse

Y a-t-il des photographes dont le travail au format panoramique vous a marqué ?

Alors pour moi, il y a trois photographes qui utilisent le panoramique de manière éblouissante : Josef Koudelka bien sûr, Pentti Sammallahti, un homme qui sent la nature, qui est « connecté » et puis Josef Sudek avec son livre sur Prague. Ces trois grands maîtres sont des poètes, ils sont restés libres dans leur tête. Et ça se traduit dans leurs photos. J’y suis extrêmement sensible car la liberté pour moi est essentielle. Après il y a d’autres photographes qui font des choses intéressantes dans ce format comme Rip Hopkins, Paolo Pellegrin ou Édouard Elias qui est très talentueux je trouve.

Quels sont vos projets ?
Couverture de l'ouvrage Une vallée de Pierre de Vallombreuse
Une vallée, The(M) éditions, 2018
Je viens de terminer Une vallée, un livre d’artiste tiré à deux cent cinq exemplaires chez the(M) éditions. On est plutôt dans de la poésie, la beauté, la délicatesse de ce peuple et de ce lieu. Et puis je compte retourner une ou deux fois par an à Palawan pour faire un livre et une expo dans deux ou trois ans. Je pense que le livre s’appellera le Livre de la vallée en hommage au Livre de la jungle qui est un roman de référence pour moi, un livre phare qui m’a constitué. Il reprendra trente cinq ans d’archives sur le peuple Palawan avec des personnages, des histoires, des anecdotes... Il y aura de la couleur, du noir et blanc. Ce sera très dynamique, très vivant.
Je pense qu’on fera ensuite un livre et une expo aux Philippines en collaboration avec le musée national. J’aimerais y inclure des photos des Palawan eux-mêmes car désormais ils ont des téléphones, ils font des photos, des selfies, des petits films. On va donc leur fournir des cartes mémoires, je vais les former et dans le prochain livre, il y aura à la fois leurs images et les miennes.
J’ai également démarré un projet aux États-Unis qui consiste à former des jeunes défavorisés d’une école de Portland au photojournalisme. Ils vont être reporters de leur quotidien, de leur école, de leur quartier et on va faire un journal qui sortira deux ou trois fois par an avec leurs images et leurs textes. Le projet se met en place doucement et on commencera réellement à la rentrée prochaine. J’espère qu’il va aboutir car j’y tiens beaucoup.

Propos recueillis le 1er juillet 2018.

Commentaires